Violence sexuelle – La pointe de l’iceberg

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D’où vient le besoin de dénoncer, après les faits, parfois bien longtemps après les faits, quand le mal a été fait, que parfois les victimes sont enterrées ou disparues ou que certaines refusent de parler, quand plus rien ne peut changer sauf, bien entendu, la réputation de l’accusé ? À quoi sert de s’avancer, sur la place publique, pour briser le silence et raconter ce qui s’est passé, en courant le risque de nourrir la haine publique et le fauve médiatique, avec tous les excès que ça entraîne — des commentaires enragés et méprisants de lecteurs de quotidiens aux dérapages misogynes, homophobes, racistes… sur les réseaux sociaux ?

 Toujours, l’élan est de remettre en question les motifs de la personne qui dénonce, et de protéger le mis en cause, de mettre en pièces la personne ou les propos de celle qui parle pour sauver la réputation de la star. Toujours l’élan est de nous protéger nous. Nous qui nous sommes nourris de leur art et qui refusons de devoir nous en priver, du moins dans une certaine mesure, de ne plus pouvoir en jouir comme avant (c’est-à-dire innocemment, sans amertume et sans arrière-pensée), de laisser aller notre plaisir sans qu’il soit troublé et notre admiration sans qu’elle soit entachée, pour accepter de faire descendre les idoles de leurs socles.

 Beaucoup à perdre

 Nous avons beaucoup à perdre de ce geste-là : accepter de faire tomber les étoiles. Car qui sommes-nous si nous ne pouvons plus compter au moins sur ça, cette valeur-là, ces icônes qui nous servent autant de (faux) modèles que d’anesthésiants, ces individus autour desquels le statu quo se fait et nous fait croire que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, et ce, même maintenant, même dans l’état du monde tel qu’il est en ce moment ?

 Personne n’a jamais rien gagné à vouloir dénoncer des actes de violence sexuelle. En fait, celles qui dénoncent, à moins de faire partie elles-mêmes du star-système (et encore, c’est terriblement loin d’être une quelconque garantie, comme plusieurs exemples le prouvent), sont les premières à se trouver accusées, comme si dénoncer quelqu’un de connu était non seulement pire, mais plus à risque d’être mensonger. On le comprend, dans le contexte d’un bénéfice financier possible. Mais dans la très grande majorité des cas, ces dénonciations ne rapportent rien à celle qui dénonce. Si elles ont le potentiel de donner quelque chose à quelqu’un, c’est à nous. À nous en tant que société.

 Ces dénonciations ont le pouvoir de pousser toujours un peu plus notre société, et nous qui la composons, à nous tenir debout, à retirer nos ornières, à soulever le voile de la honte et à cesser de le jeter sur celles qui sont déjà plongées dans le silence et l’obscurité, à percer le silence, à dessiller nos yeux pour accepter de regarder en face les crimes sexuels et d’en parler.

 La vie des gens connus est la pointe de l’iceberg. Diriger le regard sur eux, c’est nous inciter à nous regarder nous-mêmes. C’est nous inciter à voir notre propre visage dans ce miroir.

Tiré du Devoir

Crédits phorto: Nathan Denette