Comment «interpréter» la violence conjugale?

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Comment nommer « violence psychologique » en kirundi ? En népalais ? Les interprètes jouent un rôle crucial dans l’aide aux immigrantes victimes de violence. Or les maisons d’hébergement n’ont souvent pas les moyens de se payer leurs services.

 En août dernier, la Fédération des maisons d’hébergement pour femmes a lancé un véritable cri du coeur au gouvernement. « L’interprétariat en maison d’hébergement, c’est un vrai problème. Ces femmes-là, on a un travail d’intervention à faire avec elles, il faut souvent désamorcer une vie de violence dont les conséquences sont incroyables. Les interprètes disponibles, c’est 40 $ l’heure, et les maisons n’ont pas de budget pour ça. Il faut un fonds spécial, il faut des accords », a plaidé l’organisme devant la ministre de l’Immigration, Kathleen Weil, en commission parlementaire.

 Sur le terrain, Le Devoir a pu constater l’ampleur du problème. « Ça nous a coûté 5700 $ l’an dernier en interprétariat ; pour quiconque, c’est des miettes, mais pour nous, c’est énorme », explique Nicole Richer, coordonnatrice depuis 30 ans de la maison d’hébergement Secours aux femmes.

 Le principal lieu où trouver des interprètes est la Banque d’interprètes interrégionale à Montréal. Elle fait 23 407 interventions par année, dont 99 % dans la région métropolitaine. Le service coûte 35 $ l’heure, mais on exige deux heures au minimum et il faut payer le déplacement…

 « Quand la maison est loin du centre-ville, les interprètes, ça devient plus cher, poursuit Mme Richer. Je fais des demandes chaque année pour boucler ce budget-là. Je fais des demandes de dons, j’envoie des lettres à des organismes et à des entreprises un peu partout. Et demander des sous pour les frais d’interprétariat, ce n’est pas comme demander des sous pour les enfants malades. Pourtant, les maisons d’hébergement, ce sont de vrais services essentiels. »

 Les mots de la violence

 Certains refuges pour femmes préfèrent solliciter une banque de Québec dont les interprètes ont une formation spécifique en violence conjugale. La Maison des femmes immigrantes est d’abord un refuge pour femmes violentées. En 2014, elle a constitué une banque de 76 interprètes dans 41 langues. Toutes des femmes, dont la moitié sont des anciennes pensionnaires de la maison.

 « On a commencé à l’interne avec des femmes qui avaient déjà été hébergées. On leur a donné une formation en interprétariat et sur la violence conjugale », explique la directrice Nahid Ghafoor, une Afghane d’origine qui a émigré au Québec pendant la guerre des années 1980. « Ce qui est intéressant, c’est l’engagement de ces femmes-là, qui veulent aider d’autres femmes. »

Les interprètes accompagnaient les femmes au palais de justice, à la clinique des réfugiés, au bureau de l’aide sociale… De plus en plus d’organismes extérieurs se sont mis à solliciter la Maison, qui reçoit désormais des demandes de refuges pour femmes de Sherbrooke, et même de Montréal.

 En violence conjugale, il faut faire très attention au choix des interprètes, explique Mme Ghafoor. « Selon notre expérience, on a vu qu’il y avait chez les interprètes certains préjugés et jugements de valeur. Parfois, elles essayaient de changer la décision de la femme, ou elles prenaient beaucoup de place, ou elles n’interprétaient pas comme il faut. »

 Les mots de la violence ne se traduisent pas dans toutes les langues, alors il faut expliquer, bien expliquer, poursuit-elle. « Des termes comme “victimisation” et “cycle de violence”, ça prend des connaissances pour pouvoir les traduire. Si on ne connaît pas ça, on peut dire n’importe quoi. […] On peut dire à une interprète de ne pas juger, mais il faut qu’elle ait la grille d’analyse pour ne pas juger. On interprète le sens des mots, les émotions, tous les aspects. Sinon, ce ne sont que des mots secs qui se suivent. Surtout pour des femmes immigrantes qui ne connaissent pas le système, qui ne font pas confiance. »

 Malgré son succès, la Maison des femmes immigrantes n’arrive pas à autofinancer le service. Elle demande 35 $ l’heure, dont 20 $ vont à l’interprète.

 Le reste permet d’embaucher une employée pour gérer les demandes. « On est capables de la payer pour 15 heures par semaine, mais c’est clair qu’on pourrait presque l’embaucher à temps plein. En attendant, elle fait du bénévolat, remarque la coordonnatrice de la Maison, Lisette van Lier. On fait un léger profit, mais ce n’est pas suffisant pour la payer, elle, et payer tous les autres frais. C’est pas cher, 35 $, mais pour des organismes communautaires, c’est cher. »

 Selon elle, le gouvernement du Québec devrait créer un programme provincial pour payer les organismes qui ont besoin du service. « Immigration Québec devrait faire quelque chose et pourrait débloquer un montant d’argent pour la province. Les organismes qui auraient à utiliser les interprètes pourraient envoyer leurs factures et se faire rembourser. […]

 « Certains vont refuser des immigrants parce qu’ils n’ont pas d’argent pour payer les interprètes. Alors nous, on accepte de le faire bénévolement, on assume les frais, mais ce n’est pas juste. Pourquoi on assumerait les frais ? On n’a pas plus de budget. »

 À ses yeux, c’est un problème de fond. « Il faut vraiment que quelqu’un allume à un moment donné… On ouvre les portes aux immigrants, mais jusqu’à quel point on a les services pour les accueillir ? »

 Au gouvernement, on se dit sensibilisé au dossier, mais aucun changement n’est au programme pour l’instant. « Il y a plusieurs maisons d’hébergement qui ont été rencontrées au printemps à cause de ces préoccupations et les échanges se poursuivent sur ce sujet », indique-t-on au cabinet de la ministre déléguée à la Santé publique, Lucie Charlebois, qui est responsable du dossier des banques d’interprètes.

Article paru dans Le Devoir 

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