La zone gris foncé

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Sur ces trois cas, les autorités ont toutes détourné le regard.

 « Il est évident que nous aurions pu faire davantage. Je tiens à dire à nos employés et à toutes les personnes qui ont été touchées que j’en suis sincèrement désolée. Nous vous avons laissé tomber », avouait la présidente du  Comité olympique canadien (COC), Tricia Smith, en référence au comportement douteux de son prédécesseur, Marcel Aubut.

C’est compliqué, le harcèlement sexuel. Il y a des raisons expliquant pourquoi c’est le délit le plus répandu au monde et, pourtant, le moins dénoncé. C’est pas toujours noir et blanc. C’est un comportement qui se joue souvent à la frontière des relations hommes-femmes, quelque part entre le « oui, je le veux » et, comme dirait la Donalda d’aujourd’hui, « y’en est pas question ». Entre le compliment bienvenu et l’appropriation grossière. Nous avons tous participé à brouiller ces frontières, un jour ou l’autre, au nom de la bonne entente intersexuelle. Quelle femme ne s’est pas contentée d’un rire gêné plutôt que de tracer sa ligne dans le sable ? Quel homme n’a pas été tenté, ou à tout le moins n’a-t-il pas été témoin de mains baladeuses, de commentaires déplacés, de femmes vissées contre le mur, prisonnières d’un tête-à-tête qu’elles n’ont pas cherché ?

 On se la ferme parce que c’est compliqué de naviguer sur les eaux tumultueuses des relations sexuelles (et souvent plus difficiles à comprendre que les rapports Nord-Sud). Je me souviens de ce soir tard où je suis assise dans une auto avec un homme qui a trois fois mon âge. Il ne se passe rien d’explicitement sexuel sauf qu’il me tient bien serré, comme si nous formions un couple soudé. J’ai 20 ans et il en a 60. L’homme, connu et admiré à la ronde, me drague. Il fait passablement gris dans des moments pareils. Je n’ai rien dit.

 Si je rappelle les trois incidents mentionnés plus haut, c’est qu’il s’agit de situations qui dépassent la simple zone grise. On est ici dans le gris foncé. Soit par la brutalité des gestes (en Allemagne) ou leur fréquence (au COC, on avait même une expression pour décrire le harcèlement du président : « l’alerte Marcel »), ou encore leur cruauté (intimidation et agression sexuelle à l’école Saint-Vincent-Marie), il s’agit dans tous les cas d’abus clairs et nets dans un contexte qui ne met pas seulement en cause des individus, mais aussi des institutions. Dans chacune de ces instances, les autorités ont manqué à leurs devoirs de protéger leurs employées, leurs citoyennes ou leur élève.

 Dans le cas de l’école Saint-Vincent-Marie, la direction a même tenu la dénommée Anna responsable de ses malheurs, insinuant qu’elle était en partie responsable des attouchements sexuels puisqu’elle avait dansé « de façon suggestive » à la fête de la Saint-Valentin. On parle ici d’une fillette de 11 ans ! Et on est en 2016 ! C’est dire combien les vieux mythes ont la vie dure. Un homme (ou un garçon) « normalement constitué » ne saurait résister à une femme qui étale sa sexualité. Veut la légende. Le problème n’est pas dans la pulsion masculine mais dans la supposée indécence féminine. On passe l’éponge, en d’autres mots, sur le manque de contrôle de l’agresseur pour culpabiliser le manque de contrôle de la victime. « Pourquoi n’avez-vous pas serré les genoux ? » demandait encore récemment (2014) un juge albertain à une victime de viol, innocentant l’agresseur du même coup. Siégeant aujourd’hui à la Cour fédérale du Canada, Robin Camp a heureusement été suspendu de ses fonctions, le temps d’étudier les plaintes contre « son incompréhension de la notion de consentement ».

 À noter que le juge Camp n’a toujours pas été radié du Barreau, pas plus d’ailleurs que Marcel Aubut. Il est clair que les deux ont posé des actes dérogatoires, contraires au code de déontologie et portant ombrage à la profession. On les protège néanmoins. M. Aubut n’a d’ailleurs pas tardé à s’ouvrir un nouveau cabinet d’avocats, comme si de rien n’était. Même si on a fait des progrès considérables sur la question de l’agression sexuelle, le deux poids deux mesures, on le voit bien, perdure. Pour préserver la réputation des hommes en question, on a toujours tendance à minimiser le problème. Ça a trop duré.

 Mais comme le dénote le commentaire de la nouvelle présidente du COC, on sent poindre une nouvelle obligation de se sentir responsables les uns des autres. Quand une femme se fait pincer les fesses, toutes les femmes se font pincer les fesses. Et tous les hommes y perdent au change.

Article paru dans Le Devoir 

Crédits photo: educaloi.qc.ca