L’émancipation des femmes, nouvelle génération

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Le 7 novembre 2016, à 16 h 34, de nombreuses Françaises ont interrompu leur travail durant quelques minutes pour dénoncer l’écart de salaire entre les femmes et les hommes. A l’origine de cette opération largement couverte par les médias, une newsletter hebdomadaire jusque-là plutôt confidentielle, Les Glorieuses. Créée à l’automne 2015 par une jeune économiste, Rebecca Amsellem, cette newsletter ­ « féministe », à la fois « militante et légère », selon l’expression de sa fondatrice, parle autant politique, inégalités dans l’entreprise que sexe et body positive – ce mouvement venu des Etats-Unis qui encourage les femmes à poser un regard bienveillant sur le corps.

Nouveaux modèles de la génération Y

Newsletters, mais aussi podcasts et pure players… Les nouveaux médias faits par des femmes pour des femmes se sont multipliés ces derniers mois en France. A leur tête, des trentenaires qui se revendiquent féministes et qui partagent une valeur commune : celle de l’émancipation par l’« empowerment », c’est-à-direla prise de pouvoirEt en profitent pour réinventer leurs modèles. « Simone qui ? Badin… quoi ?, interroge la newsletter Les GlorieusesElles sont loin, les années où les ­héroïnes des jeunes femmes étaient Françoise Giroud, ­Simone de Beauvoir, Elisabeth Badinter, Simone Veil. »

Aujourd’hui, leurs nouvelles icônes s’appellent Sheryl Sandberg (numéro deux de Facebook), Beyoncé et ­Malala (jeune Pakistanaise Prix Nobel de la paix). Et qu’importe que cette dernière soit voilée, ces femmes incarnent « un féminisme moderne où la femme n’a pas à se battre contre les hommes ni comme eux », elles ­incarnent « la puissance, le courage, la gloire, et ce sont les nouveaux modèles de la génération Y ».

Forte de ses 40 000 abonnés, Les Glorieuses a lancé au courant du mois de février la déclinaison junior de sa newsletter : « Les Petites Glo’s’adresse aux adolescentes. La lettre prend la forme du journal intime de Glory, 16 ans. On travaille sur les thématiques qui intéressent les jeunes filles : les règles, l’estime de soi, le corps parfait. L’objectif est de déculpabiliser, de décomplexer. »

Pop culture

Lancée début janvier par les journalistes Clémentine Gallot et Mélanie Wanga, la newsletter hebdomadaire Quoi de meuf consacrée « à la pop culture, au féminisme intersectionnel et à tout le reste » compte, elle, déjà 2 500 abonnés. « On veut partager des histoires américaines, africaines, asiatiques… explique Clémentine Gallot. On veut prendre en compte tous les féminismes, toutes les formes de féminisme»

Ancienne journaliste à Elle, Lauren Bastide a elle aussi créé son média féministe, La Poudre. Dans ce podcast ­bimensuel, la journaliste reçoit des « femmes exceptionnelles » pour des conversations intimistes. Badass, le ­podcast imaginé par la journaliste Pia Jacqmart, s’intéresse aux héroïnes de la pop culture, sirènes, princesses et sorcières. Génération XX de Siham Jibril raconte les femmes qui entreprennent. « Ces médias contribuent à rendre ses lettres de noblesse au féminisme qui était relativement mal perçu jusqu’à la fin des années 2010 », estime Julia ­Tissier, cofondatrice de Cheek Magazine, le premierpure player à l’équipe exclusivement féminine. Lancé en 2013, il relaie ces initiatives féministes pour les encourager.

Ces différentes formes de mobilisation donnent une visibilité nouvelle au féminisme dans l’espace public, ­observe Claire Blandin, historienne des médias et du mouvement féministe. Cette troisième vague féministe, celle qu’on observe en ce moment et qui a démarré au milieu des années 1990, se caractérise par l’absence de grand mouvement hégémonique ; il y a une multiplicité de voix. »

En témoignent les plates-formes lancées par des collectifs qui se revendiquent « afro-féministes » ou « féministes décoloniales ». Lallab rassemble des femmes musulmanes, et Atoubaa des afro-féministes ; les deux étudiantes à l’origine du blog Aloha Tallulah écrivent principalement sur la « condition des femmes afro-descendantes en France ».

Féminisme intersectionnel

Tout juste naissants en France, ces médias alternatifs sont bien implantés dans le paysage médiatique anglo-saxon, où des dizaines de newsletters féministes existent. The Bleed s’intéresse à l’actualité des règles, Zusterschap à toutes les femmes qui « défient les normes sociales »Girl Lost in the City, de la Britannique Emma Gannon, à la culture… Au Royaume-Uni, le podcast The Beauty Feminist aborde le thème de la relation au corps ; Jessica Williams et Phoebe Robinson de 2 Dope Queens reçoivent tout type d’invité à condition qu’il ne s’agisse pas « d’un homme blanc hétérosexuel », s’inscrivant ainsi dans le ­féminisme intersectionnel qui se bat contre toutes les formes de discriminations présentes dans la société.

Le poids lourd de cette galaxie, Lenny Letter, a été lancé par la réalisatrice et actrice de la série Girls, Lena Dunham, à l’automne 2015 et compte plus de 500 000 abonnés. Une audience considérable pour cette lettre qui « veut rendre le monde meilleur pour les femmes et les gens qui les aiment (…), qui vous criera dessus au sujet de vos finances, vous aidera à choisir un maillot de bain, une lampe, le bon président… et vous dira que faire si vous avez besoin d’avorter ».

Un entre-soi rassurant

Pourquoi opter pour le format newsletter ou podcast ? Cela s’explique aussi bien par la légèreté de ces dispositifs – c’est moins coûteux que de lancer un site – que par le sentiment de sécurité que procurent ces médias qui ne suscitent pas ou peu de commentaires. Aux Etats-Unis, Abroad, le site féministe du magazine Vice, ne comporte pas de section réservée aux réactions des auditeurs. « On reste ainsi entre soi pour se protéger, pour avoir un espace de discussion et d’échanges safe », ­expliquait Lena Dunham, échaudée par les attaques sur son poids sur les réseaux sociaux. 

Le corps, le poids, les règles, l’épilation, les canons de beauté… Dans ces médias, le rapport à la beauté fait partie intégrante du combat féministe, explique Rebecca Amsellem : « La deuxième vague du féminisme s’est surtout intéressée à la femme dans l’espace public. Nous poursuivons ce travail mais nous nous occupons aussi de la place des femmes dans l’espace privé. Du corps, de ses représentations. Le but de notre newsletter, c’est de dire qu’on est toutes dans le même bain, d’arriver à une sororité entre toutes les femmes. »

Du fameux test de Bechdel

L’actualité culturelle n’est pas non plus ignorée. Séries, cinéma, musique, mode… sont scrutés à la loupe. « Une critique culturelle féministe émerge », souligne Claire Blandin. Scrutant les œuvres sous le prisme féministe, cette critique d’un nouveau genre s’inspire du fameux test de Bechdel, du nom de la dessinatrice Alison ­Bechdel. Dans l’une de ses bandes dessinées, elle suggérait de passer les films au crible de trois questions : le film comporte-t-il des personnages féminins ? Ces femmes discutent-elles ensemble ? Lorsqu’elles le font, parlent-elles d’autre chose que d’un homme ?

Sans réduire la critique féministe à ces trois critères, ils permettent d’illustrer ce que signifie enfiler ses lunettes féministes pour examiner une œuvre culturelle. « Le but, c’est de faire entendre des voix de femmes sur un sujet majoritairement abordé par les hommes », affirme Pia Jacqmart, qui regrette que ses débuts de journaliste spécialiste des jeux vidéo aient été cantonnés aux jeux dont les héros étaient des poneys ou des princesses

Désormais, on se familiarise davantage au féminisme à travers la pop culture qu’en intégrant des organisations institutionnelles ou des associations de militantes. « Je me rappelle des Spice Girls, les féministes trouvaient ça horribleCe “girl power” leur paraissait marketing, mais moi, c’était la première fois que je voyais ça », raconte Mélanie Wanga (Quoi de meuf).

Porté par des personnalités « mainstream », diffusé à travers des ­médias de leur génération, le ­féminisme pour les jeunes femmes n’est plus un gros mot. « Est-ce que Beyoncé est vraiment féministe ? Je m’en fous un peu, poursuit Julia Tissier. Ce qui compte, c’est que quand elle se dit féministe, ça a un impact ­incroyablement positif pour le mouvement. »

Des prises de position autrefois perçues comme trop radicales, comme la non-mixité, sont désormais revendiquées et acceptées. « Après le feuilleton Causette [le patron du magazine féministe a été ­accusé de harcèlement], on s’est dit qu’il valait mieux être entre filles », justifie Pia Jacqmart de Badass, dont les membres sont exclusivement des femmes. Et ça marche. Le podcast consacré aux princesses Disney, dans lequel les chroniqueuses racontent pourquoi elles aiment Alice au pays des merveilles mais en veulent à Ariel la petite sirène d’avoir tout lâché pour son prince, cumule près de 30 000 écoutes. La preuve pour Pia Jacqmart que le public « attend bien de nouvelles voix ».

Paru sur Le Monde

crédits photo: Valérie Macon AFP