C’est une Alice plus forte qui vous écrit cette lettre, la deuxième, la dernière aussi, peut-être. En octobre dernier, j’ai été propulsée au centre de l’actualité. Je me suis jetée dans les griffes de l’ours ou dans le vide, sans savoir qu’il y avait un ours, et des griffes très pointues. Après une enquête houleuse et largement couverte par les médias, aucune accusation n’a été retenue contre le député Gerry Sklavounos, qui réintégrera probablement le caucus libéral et l’Assemblée nationale sous peu.
Ma situation n’est pas unique — elle appartient plutôt aux 5 % de cas dénoncés à la police, puis aux 99,7 % de ces mêmes cas où l’agresseur ne recevra aucune accusation. Les 5340 infractions sexuelles compilées par les corps policiers au Québec en 2014, dont 84 % des victimes étaient des femmes, ne laissent pas de doute quant à l’horrible banalité de ma situation, son insupportable constance.
Je n’écris pas ces lignes pour me racheter ou pour « sauver mon honneur », mais plutôt pour porter témoignage. Je voulais effectivement rendre publics les obstacles auxquels j’ai fait face en voulant défendre ma dignité contre l’indifférence et le mépris dont les victimes d’agressions sexuelles sont la cible. J’ai reçu des mots horribles, des regards qui me transperçaient quand je marchais vers le travail, des menaces aussi. En montant sur cette scène, en octobre, j’ai été emportée par une marée trop forte pour moi, dans un certain sens.
Mon amie Ariane l’Italien a écrit un texte éloquent sur ce qu’on appelle « la victime parfaite », celle qui sort un canif de sa botte pour se défendre contre son agresseur dans un parc, puis qui brandit de l’autre main son téléphone cellulaire pour se filmer en train de se faire agresser en temps réel, afin d’avoir une meilleure preuve. Les victimes parfaites sont les seules à être dûment considérées — les plaintes d’agressions sexuelles ne sont pas prises au sérieux si les victimes ont des moeurs sexuelles « trop libres » ou si elles sont entrées volontairement chez l’accusé. On nous accorde également moins de crédibilité lorsque nous retirons notre consentement pendant la relation sexuelle. En somme, il nous faudrait être des « victimes parfaites » pour se faire entendre, soit des femmes irréprochables et en mesure de documenter à la minute près les détails de l’agression. Ces nuits-là, le spotlight devrait apparaître spontanément pour nous sauver des mille laideurs de ce monde.
On me reproche de ne pas avoir monté un dossier solide, de m’être contredite dans mes témoignages et d’avoir manqué de clarté — en somme, je ne suis pas une victime idéale, car je n’ai pas appelé les policiers immédiatement après les événements pour qu’ils mènent une enquête. J’ai laissé le temps passer et ai finalement déposé une plainte privée au Directeur des poursuites criminelles et pénales, ce qui m’a obligée à construire ma preuve.
Tout au long de cette période, j’ai douté. J’ai perdu le contrôle sur ma propre vie. Les limites de ce qui est acceptable ont été maintes fois franchies. Lorsqu’on me pose des questions et que je ne sais pas quoi répondre, j’ai l’impression de ne plus m’appartenir, d’appartenir à tout le monde en même temps. C’est pour la même raison que j’ai décidé d’être escorte. Le monde du sexe est à la fois mystérieux et moraliste.
Et maintenant, c’est au nom d’un sensationnalisme débridé et d’une défense bornée du statu quo que je me vois condamnée, réduite à presque rien. Que ce soit par des discours qui alimentent les préjugés sur la prostitution ou par une critique de mes habitudes de vie, on m’a fait honte — pour avoir osé parler, pour avoir nommé cette blessure collective qu’on cherche savamment à dissimuler, pour sauver les apparences et maintenir une ambiance sereine.
On peut se demander ce que je retire d’un exercice aussi éprouvant, dans lequel ma réputation et mon intégrité ont été fréquemment bafouées. Je trouve une source inépuisable d’inspiration avec ces femmes qui ont eu le courage de dénoncer auparavant, en lisant les multiples témoignages que je reçois, qui me permettent de constater notre nombre, de reconnaître que dans ce combat je ne serai jamais seule — nous ne serons jamais seules. Que le député libéral Pierre Paradis ait été récemment visé par une plainte pour « inconduite sexuelle » montre bien que le problème est large, immense, et qu’il doit être affronté avec toutes les forces en présence.
Ce qui s’est passé dans cette chambre ne concerne maintenant que moi, Gerry Sklavounos et le Québec en entier.
Le combat s’annonce long et tortueux, mais je suis déterminée à le mener au nom de toutes celles qui souffrent dans le silence, qui ne dénoncent pas par peur des représailles ou de l’opprobre public — tant et aussi longtemps que notre système juridique et nos moeurs n’accorderont pas aux survivantes de viol un traitement décent, il nous faudra scander haut et fort nos slogans, et surtout mener fièrement notre lutte, ici et maintenant.
Publieé dans Le Devoir
crédits photo: Jacques Nadeau