Les femmes absentes de la scène culturelle québécoise

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« Je ne sais depuis combien de temps je suis abonnée à la série théâtre de la salle de spectacles de ma région. Mais je ne renouvellerai pas mon abonnement cette année. Parce que sur les cinq pièces qui sont offertes, aucune n’est signée — ni même mise en scène — par une femme.

Ça ne touche pas seulement le théâtre. […] Dans la série théâtre-comédie, quatre des cinq auteurs sont des hommes. Toutes séries confondues, on avoisine les 96 %. Certes, on trouvera des femmes sur la scène, mais cela ne donne pas la parole aux femmes : les comédiennes seront appelées à évoluer dans des univers imaginés par des hommes. Et il y a bien quelques femmes qui se produiront hors série. Un décompte rapide (et approximatif, puisque dans certains cas il s’agit d’équipes) donne environ 28 hommes pour 9 femmes… 75 % d’hommes, donc. Ainsi, pour l’ensemble de la saison, la scène sera occupée par 85 % d’hommes contre 15 % de femmes. Et rappelons quand même que les spectacles de l’abonnement sont presque assurés d’être joués devant une salle pleine, ce qui n’est pas le cas des hors série.

Il n’y a pas que la salle de spectacle que je fréquente. Un court tour d’horizon sur le Web nous montre que le phénomène est semblable dans toutes les régions. Cette année, presque partout, les femmes sont absentes. Il faut bien voir les conséquences de ce tableau. Elles ne sont pas anodines. J’en soulèverai trois.

D’abord, considérons que les salles de spectacle sont en partie financées par les contribuables. « On paie pour ça », comme on dit. Eh bien, la cagnotte, à laquelle les femmes contribuent, sert à financer une ressource mise de façon prépondérante au service des hommes. Les payeuses de taxes seraient en droit de s’attendre à ce que cette ressource, les femmes en profitent elles aussi. Nenni.

L’austérité aux dépens des femmes

Du point de vue global, passons au plan individuel. On connaît la disparité des revenus entre les hommes et les femmes : d’après un document préparé par le Conseil du statut de la femme, les femmes gagnent entre 75 % et 85 % du salaire des hommes (selon que l’on calcule le revenu ou le taux horaire). L’écart n’est pas prêt de s’amenuiser… Ce sont des hommes, clairement, qui s’enrichiront après avoir présenté leur spectacle. Quant aux filles qui auront la « chance » de fouler les scènes et qui sont bien souvent reléguées aux hors série, elles performeront devant des salles moins garnies… Ainsi, non seulement empocheront-elles moins que leurs confrères, leur capital de notoriété s’en trouvera dévalué.

Enfin, effet plus diffus, moins directement mesurable, mais tout de même réel : c’est encore et toujours l’imaginaire masculin, la parole masculine qui se fera entendre, elle qui domine notre culture. Cet imaginaire, il façonne autant celui des femmes que des hommes. C’est la vision du monde masculine, qui réduit souvent les personnages féminins à de pauvres stéréotypes, qui aura encore droit de cité. Ce que les femmes ont à dire sur le monde, on n’y aura pas accès.

Parce que la ressource commune est davantage mise au profit des hommes ; que ceci se traduit en espèces sonnantes dans les poches de quelques-uns et pas dans celles des autres, et que la seule vision du monde qui pourra être entendue l’an prochain est masculine, je laisse tomber mon abonnement. Qu’on me comprenne bien. Je n’en veux personnellement à aucun humoriste, chanteur, dramaturge, metteur en scène. Qu’on ne me serve pas cet argument de ne pas aimer les hommes. C’est bien mal comprendre le féminisme — et c’est malhonnête de le ramener à ça. Le féminisme vise l’égalité des hommes et des femmes dans nos sociétés. Et tant qu’on mettra les outils communs davantage au service des uns que des autres, on s’en éloigne.

Je sais la fragilité de la situation des salles de diffusion au Québec, d’autant plus périlleuse en cette ère d’austérité. Mais là comme ailleurs, il appert que cette austérité, c’est surtout aux dépens des femmes qu’elle se joue.

Au final, les hommes recevront non seulement plus d’argent, mais aussi plus de considération. »

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