Quand il peinait à retenir ses larmes devant les caméras le 6 octobre dernier, personne n’a remis en question la sincérité des excuses du grand patron de la GRC, Bob Paulson. « Vous êtes entrées à la GRC avec le désir de contribuer à la collectivité et nous vous avons trahies. J’en suis profondément désolé », a-t-il dit aux centaines d’ex-employées qui soutiennent avoir été victimes d’agressions et de harcèlement sexuels lors de leur passage au sein du plus important corps policier au Canada.
À la gauche de M. Paulson était assise, tout aussi émue, Janet Merlo, 46 ans, demanderesse principale de l’un des deux recours collectifs entrepris contre la police fédérale, qui représentent au total plus de 500 femmes. Du type timide, considérablement plus à l’aise en kayak sur un des plans d’eau qui façonnent son Terre-Neuve natal que devant les caméras. Ironiquement, quand elle a décidé de dénoncer le harcèlement dont elle était victime, Janet est devenue, au sein de son détachement, la « crisse de femme avec une grande gueule ».
Go West, young woman
En 1991, quand on lui apprend qu’elle part travailler à Nanaimo, Janet ne sait pas dans quelle province elle doit chercher un appartement. « Achète-toi une voiture et conduis vers l’ouest », lui conseille un ami. La diplômée en sociologie traverse le pays, guidée par la ferme intention de rendre la police fédérale fière de l’avoir recrutée.
« Je me suis sentie bien accueillie », dit-elle en entrevue. Ses collègues autant que l’île de Vancouver lui font une bonne première impression.
C’est quelques mois après son arrivée que sont apparus la poupée gonflable dans le bureau de son supérieur – baromètre pour comparer la grosseur des seins ou le tour de taille de ses employées – et le godemichet laissé dans ses dossiers. Un de ses patrons lui lance aussi qu’il souhaiterait lui offrir sa « grosse saucisse italienne ». « Au début, tu te dis que tu travailles dans un monde d’hommes, que tu dois t’y faire », explique Janet. Puis tout part en vrille quand elle annonce qu’elle est enceinte, en 1992. « Soit tu as une carrière à la GRC, soit tu fais apparaître des enfants. Et j’ai un conseil pour toi, la prochaine fois, garde tes ostie de genoux fermés! » lui aurait lancé son supérieur. Aurait, car comme tout le reste, rien n’a été prouvé en cour.
Des cadets à la GRC
Quand elle a enfilé l’uniforme de la GRC lors de sa première affectation en Alberta en 1998, Mélanie Ronaldson touchait au rêve de ses 8 ans. « J’ai toujours voulu faire une différence dans la vie des gens », explique celle qui a grandi en participant au programme des cadets de l’air. Pourtant, moins de quatre ans après son arrivée à la GRC, la Trifluvienne d’origine décide de mettre fin à une courte carrière.
« D’un point de vue extérieur, on s’imagine que tout le monde doit être égal à la GRC, depuis le temps. Ç’a été un choc de réaliser que ce n’était pas le cas. » — Mélanie Ronaldson, ex-employée de la GRC et partie prenante du recours collectif lancé en 2012
« Dès l’entraînement, on sentait clairement que selon certains, la GRC n’était pas la place des femmes », se souvient celle qui avait « trop d’opinions pour une femme », au dire de collègues. Pourtant, à l’époque, la police fédérale acceptait les femmes dans ses rangs depuis près de 25 ans déjà.
« D’un point de vue extérieur, on s’imagine que tout le monde doit être égal à la GRC, depuis le temps. Ç’a été un choc de réaliser que ce n’était pas le cas », raconte Mélanie, qui affirme avoir subi du harcèlement au quotidien. « J’ai choisi de partir parce que je savais que cette situation n’était pas saine. J’ai eu assez de cran pour prendre soin de moi », ajoute celle qui est devenue partie prenante du recours collectif lancé en 2012.
Un piètre substitut
L’entente à l’amiable annoncée en octobre prévoit que toute femme employée par la GRC depuis 1974 qui dit avoir été victime de harcèlement est admissible à une demande d’indemnisation. Des compensations qui, dans les cas les plus sévères, pourraient atteindre 220 000 $ par victime. Un processus confidentiel mené par un juge à la retraite doit établir la gravité de chaque allégation. « Évidemment que l’argent est un piètre substitut. Il ne redonne pas une carrière ou une bonne santé mentale », note Louise Langevin, professeure titulaire à la Faculté de droit de l’Université Laval.
Une carrière de près de 20 ans pour Janet Merlo. Deux décennies toxiques qui l’ont menée à la dépression, aux idées suicidaires, à un diagnostic de trouble de stress post-traumatique. Son mariage n’a pas tenu le coup. Début 2010, après des mois d’arrêt de travail, elle aussi se libère de la GRC.
« Évidemment que l’argent est un piètre substitut. Il ne redonne pas une carrière ou une bonne santé mentale. » — Louise Langevin, professeure titulaire à la Faculté de droit de l’Université Laval
Le harcèlement discriminatoire est une forme de domination, de contrôle, qui envoie le message aux victimes qu’elles ne sont pas à leur place, qu’on ne les veut pas dans ce genre de travail », résume Mme Langevin, qui est spécialiste des questions de harcèlement.
Pourtant, Janet et Mélanie « adoraient leur travail », elles insistent toutes deux là-dessus. Et elles étaient bonnes. Mais les hommes qui ne voulaient pas des femmes ont eu raison de leur envie de maintenir le droit, pour paraphraser la devise de la GRC.
Une entente, mais pas de sanction
« Si j’avais reçu 10 cents chaque fois qu’il m’a demandé de m’asseoir sur ses genoux, je serais sur un yacht aux Bahamas aujourd’hui. » C’est en ces termes que Catherine Galliford, porte-parole bien en vue de la GRC en Colombie-Britannique, parlait de l’un de ses superviseurs sur les ondes de CBC en 2011, alors qu’elle dénonçait des comportements indécents au sein de la force.
Quelques jours après la diffusion de l’entretien, 150 femmes ont contacté la journaliste qui avait mené l’entrevue pour appuyer leur collègue et raconter leur histoire. Janet était l’une d’elles. Un an plus tard, jointe par un avocat, elle accepte de devenir la demanderesse principale d’un recours collectif.
« Je ne suis pas brave : je n’avais plus rien à perdre. Et je savais que c’était la seule façon de faire changer les choses », affirme celle qui a été bouleversée par les récents messages d’ex-collègues, des hommes qui s’excusaient pour leur inaction devant les événements inacceptables dont ils ont été témoins.
« La GRC a accepté d’implanter des changements, des mesures concrètes sont prévues dans l’entente. On a atteint notre but », résume Janet Merlo, satisfaite. À la mi-janvier, une juge de la Cour fédérale a approuvé l’entente, procédure judiciaire obligée, et a estimé qu’il pourrait y avoir jusqu’à 20 000 requérantes.
Mélanie Ronaldson ne partage pas le contentement de sa collègue. « Il n’y a aucune punition pour les agresseurs. La GRC les protège. Je les imagine tout sourire. Une entente à l’amiable, c’est un peu comme si rien n’était arrivé. J’ai l’impression que de la jurisprudence donnerait davantage de recours aux femmes dans le futur. »
Et si ces « femmes dans le futur » étaient leurs filles? « Je pense que la GRC changera, mais elle n’a pas encore changé », admet Janet Merlo, aujourd’hui de retour à Terre-Neuve, où elle travaille comme superviseuse de nuit dans un centre de réinsertion pour ex-détenus. Si l’une de ses deux filles souhaitait entrer dans la GRC, elle « découragerait ce genre d’initiative ». Idem pour Mélanie, actuellement entrepreneure et agente de bord. « Ma fille a un grand sens de la justice et serait une bonne policière, je n’en doute pas. Mais je ne suis pas certaine qu’elle serait accueillie à bras ouverts… Je vais la guider davantage vers le droit. »
Paru dans La Gazette des femmes
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