Lucy Stone et Simone de Beauvoir doivent se retourner dans leur tombe. En quelques semaines, des messages antiféministes se sont répandus comme une traînée de poudre sur le Web. Une vraie déferlante venue des Etats-Unis. Des propos rédigés par des femmes, un mouvement 2.0 répondant au nom de Women Against Feminism. Le principe ? Se prendre en photo accompagnée d’un message indiquant pourquoi nous n’avons pas besoin du féminisme. Et à lire leurs slogans, elles ont tout un tas de bonnes raisons.
Des propos réactionnaires
Elles aiment les hommes. Le patriarcat est une fiction. Etre mère au foyer peut être un choix. Etre regardée par un homme est agréable. Certaines ne se sentent pas capables de monter un frigo au 4e étage. D’autres – et elles sont nombreuses – lui préfèrent l’égalité. Des milliers de messages aux critiques à géométrie variable qui interrogent quant à la définition du féminisme de leurs expéditrices. « Je n’ai pas besoin qu’on me le définisse, j’ai un Ph.D. (doctorat en philo, ndlr), merci ! », nous rétorque Janet Bloomfield, 36 ans, qui gère le compte Twitter du mouvement. Son message : « Le féminisme n’a plus aucune raison d’être. » Les violences faites aux femmes ? Le plafond de verre et les inégalités salariales dans l’entreprise ? Pour chacun des combats, Janet a un contre-argument. Convaincue que « chacune d’entre nous peut devenir une Sheryl Sandberg si elle le souhaite », refusant « le statut de victime », elle reconnaît les acquis du combat des femmes 25 (du droit de vote à celui d’avorter) mais qu’il est obsolète aujourd’hui dans les pays développés. Des propos qui trouvent ces derniers temps un écho à Hollywood dans la bouche de people telles que Shailene Woodley, Lana Del Reyou encore Katy Perry.
A en croire les « femmes contre le féminisme », la lutte pour l’égalité homme-femme serait donc un combat largement gagné outre Atlantique ? « Pas du tout. C’est le propre d’une génération qui pense que tout a déjà été résolu », corrige Nicole Bacharan, spécialiste de la société américaine. Elle égrène : mouvement réactionnaire face à l’avortement dans certains Etats, multiplications des violences faites aux femmes, différences de salaires, faible nombre de femmes au Sénat… « Alors c’est vrai, il y a de meilleurs outils pour lutter contre le harcèlement sexuel. Mais non, tout est loin d’être gagné. » Doit-on lire entre les lignes des slogans, l’échec de la pensée féministe aux Etats-Unis ? D’autant plus que, pour leurs auteurs, l’antiféminisme féminin n’a rien d’un paradoxe.
« La nouvelle garde du féminisme ne s’adresse pas à grand monde »
Jeunes (entre 18 et 30 ans), jolies, éduquées : ont-elles vraiment l’air d’être oppressées par les hommes ? « Sous couvert de discours de femmes très libres, elles tiennent des propos très réactionnaires, analyse Nicole Bacharan. A l’instar de femmes commeSarah Palin ou Michele Bachmann, qui jouent sur tous les tableaux. » Si ces dernières occupent aujourd’hui l’espace médiatique, est-ce parce qu’il a été déserté par les figures du mouvement féministe ? « La nouvelle garde ne s’adresse pas à grand monde, concède la spécialiste. Abstraites, intellos, conceptuelles, telle une Judith Butler, elles peinent à toucher l’Américaine moyenne. »
Le mouvement paraît avoir besoin d’un bon traducteur. Les slogans témoignent de l’incompréhension quant à ses véritables enjeux. Et reprennent à leur compte les clichés traditionnels que l’on prête aux féministes : castratrices, aigries, hystériques… et anti-hommes. « Ces femmes ne nous sont pas étrangères. Notre collectif s’appelle Osez le féminisme !, justement parce que chacune d’entre nous a bien senti qu’elle vit dans une société où existe une contrainte à l’antiféminisme, plus ou moins sournoise, qui va du mythe de l’égalité déjà là, aux insultes misogynes », raconte Lucie Sabau, militante à OLF.
Pour l’historienne du féminisme Christine Bard, si ce n’est la forme choisie (des selfies assortis de messages écrits au marqueur), le mouvement des Women Against Feminism n’a rien de novateur. Au contraire. « Ça fait cent cinquante ans que le phénomène existe. Les arguments sont toujours les mêmes. Les femmes ont déjà tout gagné, les féministes veulent être supérieures aux hommes… Ces clichés sont durs à déraciner. Mais je suis optimiste : nous avons connu des périodes où le mot “féministe” sortait carrément du dictionnaire. » Grâce à leurs farouches opposantes, nous n’avons pas fini d’en parler.
La réponse des Françaises Besoindufeminisme.tumblr.com
« Je n’ai pas besoin du féminisme… » « … car 200 femmes violées par jour en France, ce n’est pas tant que ça », « … pourquoi une femme aurait-elle besoin de devenir présidente quand elle a déjà le droit de vote ? ». Voilà, en substance, la réponse des féministes françaises à leurs camarades d’outre-Atlantique. Tournant à la dérision, et avec beaucoup d’esprit, les messages des Women Against Feminism, une blogueuse française a demandé aux internautes d’envoyer les messages antiféministes les plus absurdes. Parmi eux, de nombreux hommes ont joué le jeu, l’un d’entre eux rappelant qu’il n’a pas besoin du féminisme « car repasser des chemises n’est pas dans (ses) gènes ». En quelques jours, des centaines de mises en scène ont afflué sur Tumblr. « Parce que les féministes ont de l’humour », rappelle ironiquement sa créatrice.
Pour la sociologue Christine Delphy, figure historique du féminisme, le succès des Femen n’a rien arrangé…
« Il y a une méconnaissance du féminisme aujourd’hui. Ce qui est relayé n’est souvent que de l’ordre de la caricature : des femmes voudraient inverser les rôles, prendre le pouvoir. Je crois qu’un des freins les plus importants dans la lutte pour l’égalité homme/femme, c’est que cette dernière existerait déjà. En parallèle, c’est vrai que des phénomènes médiatiques comme les Femen peuvent contribuer à la mauvaise image du mouvement. C’est évidemment moins clivant de montrer une féministe disant “je ne veux pas qu’un mari batte sa femme”, plutôt qu’une jeune femme hurlant seins nus dans une église. Mais la situation n’est pas catastrophique. J’ai l’impression que, depuis quelques années, le terme “féministe” n’est plus une insulte. Et si, en France, le mouvement n’a pas d’unité ni de forme ni de fond, c’est à la fois décourageant, mais aussi rassurant. Cela permet à de petits groupes très spécialisés de s’emparer d’un sujet et d’agir comme un groupe de pression. Et de réaliser des réelles et nécessaires avancées. »