Violence conjugale: l’argent d’Ottawa bloqué à Québec

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Pas moins de 20 millions de dollars transférés par Ottawa pour soutenir les maisons d’hébergement pour les femmes victimes de violence dorment dans les coffres de l’État québécois depuis des mois, malgré les besoins criants du milieu.

 Ottawa est pourtant formel : ces sommes doivent être dépensées avant la fin de 2018, sans quoi elles seront retournées au fédéral. Devant des critères très restrictifs qui ne « correspondent pas à leurs besoins », les maisons d’hébergement québécoises craignent de voir l’enveloppe qui leur est destinée reprendre le chemin de la capitale fédérale.

 « On se demande ce qui se passe. Est-ce qu’ils ne veulent pas dépenser l’argent ? Le dépenser pour autre chose ? Le renvoyer au fédéral ? » s’inquiète Louise Riendeau, du Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale.

 Le gouvernement Trudeau a honoré une promesse électorale en janvier 2017 et octroyé 22,2 millions de dollars « pour soutenir la construction et la rénovation de centres d’hébergement et de maisons de transition pour les victimes de violence conjugale ».

Cinq mois plus tard, Québec a seulement utilisé 2,2 millions provenant de ce transfert pour subventionner les projets de 12 organismes à la grandeur de la province, révèlent des documents obtenus en vertu de la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics.

 « Pris dans des barèmes »

 Si aussi peu de financement a été octroyé, c’est parce qu’« on est pris dans des barèmes, des façons de faire qui ne répondent pas directement aux besoins », s’indigne la présidente de la Fédération des maisons d’hébergement pour femmes, Manon Monastesse. Les organismes disent être coincés dans des dédales administratifs, et accusent le gouvernement de manquer de transparence.

 Résultat : des organismes comme la maison d’hébergement Multi-Femmes, de Montréal, tombent entre deux chaises. Cette maison, qui dispose de 15 lits dans un espace de 3500 pieds carrés, souhaite lancer des travaux d’agrandissement. « On se pile sur les pieds, déplore sa directrice, Rosa Miranda. Dans la cuisine, on doit faire deux tablées, parce que c’est trop petit. On a une seule salle de bains pour 15 personnes. »

 Malgré ses besoins, Multi-Femmes ne se qualifie pour aucun des deux programmes créés par Québec afin de distribuer le financement fédéral.

 Le 1er avril 2016, Québec et Ottawa ont signé une entente dont l’objectif était de fournir un « soutien accru pour les personnes victimes de violence familiale » et des « options de logement élargies en améliorant l’accès à des logements abordables durables, convenables et en bon état ».

 L’entente n’était pas assortie de conditions. Québec a choisi de diviser les sommes dans deux programmes qui ont des critères bien distincts : le Programme d’amélioration des maisons d’hébergement (PAHM) et AccèsLogis.

 Le premier sert à financer des travaux de rénovation, tandis que le second vise la construction de nouvelles chambres. Multi-Femmes souhaite agrandir ses locaux, mais ne veut pas augmenter le nombre de ses places ni rénover. L’organisme doit donc se passer du financement nécessaire à la réalisation des travaux d’agrandissement. « Nous, on ne rentre pas dans ce cadre-là », se désole Rosa Miranda. « S’il n’y avait pas eu le cadre d’entente, on aurait pu dépenser l’argent de la manière dont le fédéral voulait qu’on le dépense », croit-elle.

 Un manque de transparence

 Si elles disent connaître la « manière » dont le fédéral souhaite qu’elles dépensent les fonds qu’il leur a consacrés, les maisons d’hébergement s’inquiètent en revanche du manque de transparence dont Québec fait preuve, à leur avis.

 « Un des problèmes, c’est qu’on a l’information au compte-gouttes », dit Louise Riendeau. Pour réussir à consulter le guide d’application du PAHM, les maisons d’hébergement ont par exemple dû faire une demande d’accès à l’information.

 À ce jour, ce guide ne peut être consulté autrement. « Ça suffit, le manque de transparence. Le gouvernement doit immédiatement cesser de faire de l’obstruction », peste Amir Khadir, qui est député dans la circonscription qui héberge Multi-Femmes.

 Des demandes exclues

 Des maisons d’hébergement avancent aussi que Québec a fait des pressions pour exclure certaines demandes du premier programme qui leur a été présenté, le PAHM.

 Un échange de courriels obtenu par Le Devoir révèle que la Société d’habitation du Québec (SHQ) a, dans un premier temps, attesté qu’elle « recevra et analysera l’ensemble des demandes des maisons d’hébergement, notamment celles visant leur agrandissement », et ce, bien que les orientations du programme prévoient que « les projets doivent mettre de l’avant des actions qui ciblent la rénovation des maisons d’hébergement ».

 Puis, un courriel du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS), que Le Devoir a aussi consulté, révèle que le ministère a choisi d’exclure du PAHM les travaux de rénovation visant à augmenter le nombre de lits dans les maisons d’hébergement.

 « Est-ce que c’est le MSSS qui a imposé ces contraintes à la SHQ ? » demande Louise Riendeau. Comme d’autres, elle s’inquiète de voir le MSSS limiter le nombre de places en maison d’hébergement, par crainte de devoir augmenter ensuite le financement des maisons d’hébergement par le truchement du Programme de soutien aux organismes communautaires.

 « Le MSSS réitère les orientations du Programme d’amélioration des maisons d’hébergement (PAMH), telles que mises de l’avant par la Société d’habitation du Québec (SHQ) », s’est défendue une porte-parole du ministère, Marie-Claude Lacasse.

 Elle assure que le MSSS n’a pas exclu les demandes d’augmentation du nombre de places. « Elles sont traitées [toujours par la SHQ] par le biais d’un autre programme, qui est AccèsLogis », a-t-elle écrit.

 Selon les maisons d’hébergement, ce discours gouvernemental est nouveau. « Les documents auxquels on a accès ne nous parlent que de PAHM [et pas d’AccèsLogis] », affirme Louise Riendeau. « Le premier message qu’on nous a envoyé, c’est qu’il y avait seulement de l’argent pour les rénovations. Et ce n’est pas vrai », ajoute Manon Monastesse.

 Le Devoir a sollicité une entrevue téléphonique avec la SHQ. Elle a refusé, puis demandé d’obtenir une liste de questions par courriel. Près de deux jours après l’envoi de celles-ci, au moment d’écrire ces lignes, la SHQ n’y avait toujours pas répondu.

Paru sur Le Devoir

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