Réforme de l’aide sociale: quel coût pour la santé publique?

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Telle est la conclusion des directeurs de santé publique de Montréal et de Montérégie qui exhortent le gouvernement à faire marche arrière dans son projet de règlement présentement à l’étude.

« Devant la volonté du gouvernement du Québec d’aller de l’avant avec cette réforme de l’aide sociale qui prévoit des pénalités susceptibles d’appauvrir les plus pauvres, d’augmenter l’insécurité alimentaire et d’aggraver l’itinérance, en tant que directeurs de santé publique de Montréal et de Montérégie, nous tirons la sonnette d’alarme et insistons sur les risques de ces pénalités pour la santé de nos populations », écrivent-ils dans leur mémoire présenté la semaine dernière au ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale.

 Alors que la période de consultation vient tout juste de se terminer, les directeurs de santé publique (DSP) espèrent que le ministre Blais entendra leur cri du coeur et fera les modifications qui s’imposent avant l’adoption finale du règlement. « On voit une tendance à vouloir utiliser le bâton, mais on pense que ce n’est pas la bonne méthode et j’espère qu’on va être écouté », affirme le directeur de santé publique de Montréal, le Dr Richard Massé, en entrevue au Devoir.

 Rappelons que ce règlement fait suite au projet de loi 70, adopté à l’Assemblée nationale en novembre 2016, et oblige les nouveaux demandeurs d’aide sociale à suivre un plan d’intégration à l’emploi, à défaut de quoi leurs prestations seront amputées.

 « Extrême pauvreté »

 Selon le ministère, quelque 17 000 personnes — principalement des jeunes de moins de 30 ans, des personnes vivant seules et des immigrants — sont visées annuellement par ce programme.

 Du lot, on estime qu’environ 10 % — « les plus démunis d’entre les démunis », disent les directeurs de santé publique — pourraient être sanctionnés, voyant leur prestation passer de 628 $ à 404 $ par mois.

 Les directeurs de santé publique évaluent que pour une personne vivant seule dans la grande région métropolitaine, il faut un minimum de 900 $ par mois pour avoir un toit et un panier d’épicerie. Ce montant « se situe bien au-delà du seuil de prestation d’aide sociale actuelle », constatent-ils. Une diminution de ce montant, à la suite d’une pénalité, entraînerait donc les plus vulnérables d’entre eux « vers une extrême pauvreté ».

 « La probabilité est extrêmement élevée que les prestataires sanctionnés se retrouvent à la rue, écrivent-ils. Or, l’itinérance a des conséquences désastreuses sur la santé des personnes touchées et des répercussions sur la santé de la population en général. »

 Ils évoquent également les coûts sociaux de l’itinérance. « Si l’on calcule qu’il en coûte plus de 56 000 $ par année pour aider un patient dans la rue qui a besoin de soins de santé mentale, on est loin de faire des économies en coupant les prestations des plus vulnérables », plaide Marie-France Raynault, qui a participé à la rédaction du mémoire pour les DSP.

 Résultats mitigés

 L’évaluation de programmes similaires aux États-Unis et ailleurs dans le monde a fait état d’une « réussite […] très partielle et mitigée », notent les directeurs de santé publique dans leur mémoire.

 « Au Royaume-Uni, les participants à un programme obligatoire d’aide à la recherche d’emploi ont été suivis sur une longue période : l’obligation de participer au programme, combinée à la menace de sanctions financières, a résulté en un taux d’emploi plus bas dans le groupe expérimental que dans le groupe contrôle, particulièrement chez les prestataires qui étaient sans emploi depuis longtemps. Ce résultat dépendrait de l’aspect obligatoire de la participation, qui réduit l’engagement des participants. »

 Non seulement « l’aspect coercitif a annulé les effets positifs sur la santé mentale que l’on constate habituellement avec les programmes d’aide à la recherche d’emploi », mais l’état de santé des prestataires s’est dans certains cas détérioré, menant parfois jusqu’au suicide, soulignent les directeurs de santé publique.

 « Les écrits scientifiques rapportent des impacts négatifs des sanctions sur la santé. On y décrit notamment une augmentation de l’anxiété qui peut être causée par des exigences pour les prestataires qui sont inatteignables. On note aussi le stress découlant de sanctions financières qui ont des conséquences graves, telles que l’insécurité alimentaire. »

 Ils ajoutent que sous la menace, les prestataires « acceptent des emplois inférieurs à ceux qu’ils prendraient normalement » et évoquent les problèmes d’anxiété et de dépression liés aux « emplois précaires, conditions de travail de piètre qualité et peu flexibles, les horaires variables ou atypiques, protections sociales déficientes, revenus insuffisants pour subvenir à leurs besoins », etc.

 Mais tout n’est pas que négatif dans le programme Objectif emploi, et les directeurs de santé publique soulignent certains aspects positifs, tels que « l’accompagnement personnalisé, l’augmentation des prestations [pour ceux qui se conforment au programme] et l’allégement des formalités administratives ». Ils réclament donc le retrait de l’aspect punitif du programme afin d’« éviter les effets pervers ».

 Dans ces conditions, les directeurs de santé publique jugent qu’il est d’autant plus important de réaliser une évaluation d’impact sur la santé du règlement avant son adoption, comme le prévoit la Loi sur la santé publique.

 Ils réclament également une évaluation des impacts pendant la mise en oeuvre pour être en mesure de corriger le tir en cours de route. Le directeur de santé publique de Montréal, Richard Massé, aimerait bien que son équipe mène cette enquête. « On pourrait le faire, répond-il, mais il faut avoir accès aux données, et c’est la difficulté à laquelle on se heurte présentement. »

Paru sur Le Devoir

crédits photo : Annik MH de Carufel Le Devoir