L’argent ou la maternité, le difficile choix des chercheuses universitaires

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Elle était un des plus brillants cerveaux de son époque. Première Canadienne spécialisée dans la physique nucléaire, première femme à obtenir une maîtrise de l’Université McGill, Harriet Brooks a travaillé avec Marie Curie, lauréate de deux prix Nobel. Mais quand elle s’est fiancée en 1906, Brooks a été forcée d’abandonner son poste de professeure au collège Barnard, à New York.

 Une femme mariée n’avait pas sa place dans un laboratoire de physique nucléaire. Elle devait renoncer à son emploi « pour le bien du Collège et pour la dignité de la femme au foyer », lui a écrit le doyen de l’établissement.

 Un siècle plus tard, plus de femmes que d’hommes obtiennent un diplôme universitaire de premier cycle au Québec. Mais de vieilles inégalités entre les sexes subsistent dans les postes de recherche — le sommet de la pyramide universitaire —, indiquent des données obtenues par Le Devoir.

 Les professeures des 15 plus grandes universités de recherche du Canada dirigent une fraction des prestigieuses chaires de recherche, recueillent 57 % du financement obtenu par les chercheurs masculins et signent 27 % des articles publiés dans des revues savantes.

 Leurs travaux sont de qualité égale ou supérieure à ceux des hommes, mais « des inégalités entre les sexes persistent, notamment dans le financement, malgré les bonnes intentions », dit Vincent Larivière, professeur à l’École de bibliothéconomie et des sciences de l’information de l’Université de Montréal (UdeM).

 Lui et son équipe étudient depuis près d’une décennie la place des femmes dans les universités. M. Larivière siège dans un comité-conseil mis sur pied par la direction de l’UdeM pour augmenter la diversité (femmes, autochtones, handicapés et minorités culturelles) dans la recherche.

 Des inégalités marquées

 Les plus récentes données colligées par Vincent Larivière indiquent que la parité hommes-femmes reste à faire dans les plus hautes sphères universitaires. Les représentantes des 15 plus grandes universités de recherche au pays ont ainsi obtenu une moyenne de 343 903 $ de la Fondation canadienne pour l’innovation (FCI) en 2016, comparativement à 599 593 $ pour les chercheurs. La différence est de 42,6 %. Cet écart s’explique notamment par une raison fort simple, selon le chercheur : les femmes demandent moins de fonds que les hommes.

 Les inégalités persistent aussi au sein des chaires de recherche du Canada (CRC) : depuis sept ans, les chercheuses détiennent entre 20 % et 23 % de ces chaires à l’UdeM. L’établissement a atteint l’an dernier 64,5 % de la cible de chaires dirigées par une femme (la cible est fixée par l’organisme subventionnaire, et la ministre des Sciences, Kirsty Duncan, insiste pour que les universités favorisent davantage l’égalité hommes-femmes).

 Autre symptôme du déséquilibre entre les sexes, les chercheuses signent moins d’articles dans des revues savantes que les chercheurs : toutes disciplines confondues, elles sont l’auteure principale de 27,3 % des articles, parmi les 15 plus grandes universités de recherche au pays.

 Le choc de la maternité

 Ces résultats n’étonnent aucunement Vincent Larivière et son équipe. Les disparités entre hommes et femmes en recherche existent depuis toujours — c’est ainsi partout dans le monde, explique-t-il. La maternité apparaît comme la première cause d’inégalités hommes-femmes dans les universités.

 « Les femmes ont à peu près le même niveau de financement [pour la recherche] que les hommes jusqu’à leur premier enfant. Le congé de maternité marque une rupture pour une chercheuse. Ensuite, elles parviennent difficilement à rattraper l’écart de financement avec les chercheurs », explique Vincent Larivière.

 Après l’arrivée d’un enfant, les femmes ont moins de temps pour aller dans des congrès au Québec ou à l’étranger, note la Dre Marie-Josée Hébert, vice-rectrice à la recherche, à la découverte, à la création et à l’innovation de l’Université de Montréal. Moins de congrès, cela veut dire moins de réseautage. Et possiblement moins de citations dans des revues scientifiques. Moins de rayonnement, moins de notoriété. Et moins de financement.

 « La maternité est une entrave à la visibilité. Mais comme institution, il faut essayer d’évaluer l’excellence, la qualité du travail scientifique, et non seulement la notoriété », dit la Dre Hébert.

 C’est elle qui a formé un comité chargé d’augmenter la diversité dans la recherche à l’UdeM. Marie-Josée Hébert connaît bien les défis de mener une double carrière de mère et chercheuse : elle est non seulement vice-rectrice, mais aussi néphrologue-transplanteuse et chercheuse au CHUM, professeure à la Faculté de médecine et titulaire de la Chaire Shire en néphrologie et en transplantation et régénération rénales.

 « Les inégalités entre chercheurs et chercheuses, c’est une réalité insidieuse. Je le sentais, mais ce n’était pas présent sur mon radar jusqu’à ce que je voie les chiffres [du professeur Vincent Larivière] », dit-elle.

 Travailleuses de l’ombre

 Les femmes ont peut-être un préjugé inconscient qui les incite à rester dans l’ombre, croit la vice-rectrice. Un exemple : à l’Université de Montréal, un seul des 16 « grands projets » de la Fondation canadienne pour l’innovation est piloté par une femme en 2017. « Il a fallu la convaincre, et ce n’est pas nécessairement facile », dit Marie-Josée Hébert.

 Deux voies s’offrent à une femme quand elle obtient un doctorat, vers l’âge de 30 ans, note le chercheur Vincent Larivière. Elle poursuit ses études, obtient un post-doctorat et se lance dans l’enseignement et la recherche. Ou encore, elle devient une « super technicienne » de laboratoire, un poste bien rémunéré, mais pas autant que professeur/chercheur, et qui offre une certaine stabilité. Idéal pour s’occuper de la famille…

 « Dans ce cas, les femmes font les expériences, les hommes rédigent les articles et obtiennent le prestige », résume Vincent Larivière.

 Il y a un siècle, quand elle a perdu son poste de professeure pour cause de fiançailles, Harriet Brooks ne soupçonnait sans doute pas à quel point la route serait longue vers l’égalité des sexes.

Paru dans le Devoir 

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