les grandes oubliées – L’histoire invisible des femmes

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À l’occasion de la Journée internationale de la femme, Le Devoir jette un regard sur la place dérisoire que l’histoire officielle a laissée et continue de laisser aux femmes. Et si l’histoire devait s’écrire autrement ?

Quelle place l’Histoire fait-elle aux femmes ? « Les gens ne se rendent pas compte qu’il y a de l’idéologie et des constructions historiques qui font en sorte de les écarter de leur société », soutient l’historienne Micheline Dumont.

Comment écrit-on l’histoire au regard des femmes, c’est-à-dire de la moitié de l’humanité ? En juin 1961, Le Devoir publie un cahier spécial consacré à la place des femmes dans la société québécoise. On y lit dans une publicité que « le rayonnement de la femme canadienne-française se perpétue à travers les siècles dans les rôles les plus nobles et les plus importants qui soient : ceux de l’épouse, de la mère et de l’éducatrice ». Ce à quoi on ajoute que « c’est grâce à son influence si notre pays a conservé le prestige du passé parce qu’elle a su garder et transmettre les plus belles traditions ».

« Si la femme a consenti à être refoulée, n’est-ce pas parce que ses fonctions correspondaient mieux à ses aspirations intérieures ? » demande Jeanne Sauvé — future gouverneure générale du Canada —, dans ce cahier spécial.

Cinquante ans seulement ont passé depuis la parution de ce cahier. La société a beaucoup changé. Pourtant, le rôle accordé aux femmes dans l’histoire continue de les marginaliser, offrant plutôt un grand miroir où l’inégalité structurée se perpétue.

Des miroirs déformants

Prenons l’exemple de Wikipédia. En 2017, en français, 16,1 % seulement des biographies de l’encyclopédie coopérative sont consacrées à des femmes. En langue anglaise, guère mieux : 16,85 %.

Le 8 mars prochain, à l’occasion de la Journée internationale de la femme, des réseaux féministes de Paris, Genève, Lausanne et Montréal convient les femmes à se réunir pour corriger, augmenter ou proposer de nouvelles entrées biographiques sur Wikipédia.

À Montréal, le Réseau québécois en études féministes (RéQEF), en collaboration avec la bibliothèque de l’UQAM, invite les femmes à écrire de nouvelles notices pour rééquilibrer le portrait social relayé par Wikipédia. Il suggère à cette fin une liste d’environ 300 noms de femmes québécoises issues du monde des arts sur lesquelles il conviendrait de se pencher.

Sandrine Ricci, coordonnatrice du RéQEF, observe, chiffres à l’appui, que les contributions sur Wikipédia sont dans l’immense majorité le fait d’hommes. Ce qui n’est pas sans expliquer, dit-elle, que les actrices pornographiques sont méticuleusement référencées par plus de 1000 contributeurs. Leurs notices ont été bonifiées plus de 2500 fois. En revanche, rien de comparable pour les poétesses. Ce n’est pourtant pas la matière qui manque. Pourquoi les femmes contribuent-elles si peu à modifier l’image que des sites offrent d’elles ? Selon Sandrine Ricci, « les femmes ont de la difficulté à s’identifier comme des expertes ».

 Un chef-d’oeuvre

 Au pays des érables, le très sérieux Dictionnaire biographique du Canada (DBC) ne fait guère mieux. Il s’agit pourtant d’un des plus importants projets dans le domaine des sciences humaines au pays. Il a même été décrit à maintes reprises comme un « chef-d’oeuvre », notamment par le sociologue Fernand Dumont, qui précisait n’utiliser ce qualificatif toujours qu’avec « d’infinis scrupules ».

 Depuis le lancement du projet en 1959, quinze gros volumes du DBC sont parus. Le Web relaie désormais ces écrits nourris aux meilleures sources par les meilleurs spécialistes.

 Dans le premier tome du DBC, couvrant l’an 1000 à 1700, on comptait 6 % de femmes seulement. Après 15 tomes, l’ensemble recense aujourd’hui environ 500 biographies de femmes sur un total de plus de 8000. Le tome XVI, toujours en gestation, comportera 17 % de notices biographiques consacrées à des femmes, assure l’historien Réal Bélanger, directeur de cet immense projet collectif coordonné en partie depuis l’Université Laval.

 C’est en gros le même pourcentage que dans Wikipédia. « Il est certain qu’on essaye d’avoir le maximum de femmes. Mais comme l’a déjà expliqué l’historienne Micheline Dumont, le rôle social des femmes a longtemps été réduit. Alors, avec nos critères de sélection, on en arrive à cela : le DBC reflète ce rôle social réduit. »

 Sur son riche site Internet, le DBC convient d’ailleurs que « les critères de sélection — notamment le type d’activités exercées — désavantagent les femmes, dont le rôle public ténu a perduré au moins jusqu’au milieu du XXe siècle ».

 Question de perspective

 Cette sous-représentation des femmes dans l’Histoire tient aussi à une question de perspective. Dans des projets comme Wikipédia, le DBC ou d’autres du même type, les individus, érigés en monuments de papier, constituent le point de gravité de l’écriture historique.

 Cette approche invite à exclure monsieur et madame Tout-le-monde de la trajectoire historique en voilant leurs luttes et leur existence derrière le voile d’un récit linéaire où ne sont présentées que les naissances et les morts de grands personnages et les dates de leurs principaux faits d’armes. En somme, de grandes figures surgissent, tout commence et tout se finit avec elles. Cette vision dispense de chercher ailleurs les règles ou les mouvements qui ont marqué et régissent les sociétés humaines.

 Cette vision de l’individu hissé au coeur de l’histoire renvoie par exemple au néant l’aventure de milliers d’ouvrières anonymes du textile, celle des femmes au foyer, des mouvements sociaux, etc. Ces canons, hérités des figures royales ou saintes, expliquent qu’une partie de l’humanité soit restée invisible et que l’histoire des femmes ait pu être largement passée sous silence.

 Voir autrement

 « Des femmes célèbres, il y en a plein. J’en possède une bibliothèque complète de ces livres qui présentent la vie de femmes formidables », affirme l’historienne Micheline Dumont en entrevue au Devoir. « Seulement, il est clair que les structures sociales et politiques ne permettaient pas à plusieurs d’entre elles de s’exprimer dans la société. Traditionnellement, on ne fait référence qu’aux institutions et à la politique pour tout expliquer. On veut que les gens connaissent les dates des batailles ! »

 Mais ce n’est pas cela, l’Histoire, croit Micheline Dumont. « Les gens connaissent des dates, mais ne savent pas de quoi il en retourne. Ce n’est d’ailleurs pas ce qui explique le plus souvent comment se développe la vie des gens ordinaires. »

 Pour considérer l’histoire des femmes autrement, il faut changer les balises par lesquelles on les envisage, plaide l’historienne. « Il faut en finir avec ce que j’appelle la construction de l’invisibilité historique. Tenez, on vient de m’envoyer un manuel d’enseignement de l’Histoire pour savoir où on aurait pu ajouter des éléments qui concernent les femmes… Remarquez qu’on se pose la question après avoir écrit le livre ! Il y a des dizaines d’endroits où je leur pointe des possibilités, mais pour que cela ait du sens il faut se donner la peine d’envisager les femmes avant de commencer à travailler ! »

 Pour Micheline Dumont, il est clair que le féminisme est la force de changement collectif qui a le plus transformé la société au cours du dernier siècle. « Imaginez : la moitié de la population a changé ses aspirations. Les femmes se sont demandé pourquoi elles ne pouvaient pas voter, pourquoi elles avaient un statut différent, pourquoi elles ne pouvaient pas avoir un travail à l’égal de celui des hommes. L’Histoire a changé, même si les femmes continuent d’être prises dans des discours complètement aliénants. » Reste à voir par quels moyens ce changement peut trouver à mieux se matérialiser dans l’écriture de l’Histoire.

Paru sur le Devoir

crédits photo: Musée Dudswell