Denis Mukwege, l’homme qui «répare» les femmes

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Les violences dont il a été témoin sont indicibles, et celles des victimes qu’il soigne le sont plus encore. Le chirurgien congolais Denis Mukwege, celui qui « répare » les femmes victimes de viol et de mutilations génitales, raconte dans sa récente autobiographie son parcours périlleux et les menaces qui pèsent toujours sur sa vie. Le Devoir l’a joint à Panzi, au Congo.

Il croyait avoir tout vu. La haine, la violence sans limites, les viols de guerre et des mutilations graves perpétrées contre des femmes, des mères, des filles. Eh bien non. Maintenant tapi en permanence dans son hôpital gardé par des hommes armés, l’homme de 61 ans confie que l’horreur a atteint ces dernières années des sommets inégalés. L’horreur a pris un visage encore plus glauque.

 À l’hôpital de Panzi, situé dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC), le flot continu de femmes victimes de viol, traitées pour des sévices extrêmes, a légèrement fléchi ces dernières années. Une rare embellie en vingt ans. Mais depuis trois ou quatre ans, ce sont des enfants violés, et même des bébés — toujours des filles — aux organes génitaux gravement mutilés qu’il accueille dans son hôpital de la région du Kivu, devenu le symbole de la lutte et de la résistance contre les viols de guerre.

 « Mes premiers cas en 1999 étaient des femmes adultes. Mais maintenant, j’observe de plus en plus d’enfants, de bébés violés avec des périnées complètement déchirés, où il n’y a plus ni vagin, ni rectum, ni vessie, détruits en un seul trou », se désole Denis Mukwege.

 Certains n’y survivent pas, et l’ambulance de l’hôpital de Panzi, appelée à la rescousse, est revenue plus d’une fois vide au bercail.

 Comment en sommes-nous arrivés là ? Ni le discours prononcé en 2006 par Denis Mukwege au siège de l’ONU devant 200 chefs d’État, ni les dîners auprès de Barack Obama à la Maison-Blanche, ni les Prix des droits de l’Homme reçus de l’ONU et de la Communauté européenne n’ont réussi à freiner cette folie destructive et entraîner des actions concrètes de la communauté internationale.

 « Puisqu’on ne s’attaque pas aux racines de cette violence, elle ne fait que changer de visage. Nous pressons la communauté internationale d’agir depuis 20 ans, insiste le médecin. Il y a de la compassion, de l’écoute, mais pas d’actions. Seule la justice nationale et internationale peut faire la lumière sur ces atrocités. »

Prisonnier dans son pays

 Après avoir échappé à plusieurs tentatives d’assassinat, le Dr Mukwege vit aujourd’hui emmuré dans son hôpital. Connu à travers le monde comme « le sauveur des femmes congolaises », il a soigné et opéré près de 45 000 femmes victimes de violences sexuelles graves depuis 1999. Pourtant, sa vie est toujours mise à prix en sol congolais, où les autorités l’accusent de « diffamer son pays » en dénonçant l’inertie du gouvernement. « Ce dernier a préféré faire la sourde oreille, se désole le médecin, même être dans une position de déni face à la gravité des actes commis en RDC. »

 Adulé en Occident, Denis Mukwege reste honni, chez lui, par ceux que ses paroles dérangent. Lors de son intervention remarquée au siège de l’ONU, le siège de l’ambassadeur du Congo est resté vide. Lorsqu’il a été invité à New York pour assister à une réunion sur les violences sexuelles, des émissaires de Kinshasa lui ont fait comprendre que sa participation signerait son arrêt de mort… ou son exil du pays. Pour sauver son hôpital et ses malades, il a quitté New York sans mot dire. Un an plus tard, il est victime d’une embuscade par cinq hommes armés, à laquelle il survit, mais lors de laquelle son proche collaborateur est froidement abattu. En 2014, alors que son nom figure sur la liste des potentiels Prix Nobel de la paix aux côtés de Malala, un autre plan pour attenter à sa vie est déjoué de justesse.

 Pour réitérer son plaidoyer pour la vie, le Dr Mukwege a décidé de coucher sur papier le fil de sa vie. Une vie marquée par les vagues de violence qui, depuis sa naissance, ne cessent de secouer le Congo, meurtri par des guerres interethniques où milices et groupes armés utilisent le viol comme arme de guerre.

 C’est à la fin des années 1990, comme jeune gynécologue, qu’il fait face pour la première fois à ces sévices sexuels immondes. Violée par quatre soldats, une jeune femme se présente le bassin et le fémur réduits en bouillie par les coups de feu tirés d’une arme insérée dans son vagin. Puis, elles ont afflué par centaines. Par milliers, certaines années, fuyant des zones de conflit.

 « Certains jours, nous opérions du jour au soir. Les lésions étaient si particulières que les manuels médicaux ne nous étaient d’aucun secours. Nous devions trouver nos propres solutions », raconte-t-il. Très vite, il reconnaît la signature de divers groupes armés. Certains enfoncent leur baïonnette dans le sexe de leurs victimes, d’autres y tirent à bout portant ou y introduisent des bâtons enduits de plastique fondu. L’horreur. Innommable.

« Certains des épisodes vécus étaient si horribles qu’ils dépassaient l’entendement. Je devais mobiliser toutes mes forces avant d’entrer dans la salle d’opération », dit-il. Puis, il n’a plus voulu savoir ces histoires, pour se concentrer sur les blessures. Pour pouvoir continuer à opérer sans s’effondrer.

 Corps et âmes démolis

 Les victimes, elles, sont détruites physiquement et moralement. Sans périnée, nombre d’entre elles ne peuvent plus retenir leurs urines ni leurs selles, ni avoir d’enfants. Traitées en parias, en intouchables, elles sont rejetées par leur mari, exclues de leur famille, même par l’Église. Leurs plaies sont si importantes que deux ou trois chirurgies sont parfois nécessaires pour réparer les blessures. Une d’entre elles est même passée huit fois entre les mains du « docteur qui répare les femmes. »

 Le viol de guerre, c’est d’abord une arme « qui coûte moins cher et fait des dégâts énormes avec des conséquences sur les générations à venir », souligne le Dr Mukwege.On s’attaque aux femmes, car elles assurent la progéniture, sont le socle de l’économie et de la société congolaise, dit-il. « C’est pour cette raison que ces viols ne sont pas des faits de société, mais une arme de destruction massive qui détruit des communautés entières. »

 Pourquoi ces gestes génocidaires restent-ils impunis, alors que la communauté internationale est intervenue pour agir contre les horreurs perpétrées en Bosnie, au Rwanda ? Malgré toute l’attention médiatique qu’on lui a portée, le Dr Mukwege a toujours l’impression de prêcher dans le désert. « Nous attendons que la justice nationale et internationale se penche sur ces actes de barbarie. »

 Plus que le tribalisme, le trafic de terres rares utilisées dans la fabrication de téléphones cellulaires alimente les conflits récurrents que se livrent soldats et bandes rivales et les crimes haineux perpétrés contre des femmes. « Dans les années 1990, cela se faisait surtout dans les zones de conflit ; aujourd’hui, on les voit aussi dans les zones hors conflit. Ce mal n’a pas connu qu’une évolution en nombre, mais en forme aussi. Quand il y a impunité, les gens en viennent à considérer ces viols comme une fatalité. »

 Un avenir incertain

 Depuis le jour où il était seul au front, l’hôpital de Panzi a grandi. Quelque 250 personnes secondent le Dr Mukwege dans son travail, dont 40 médecins, des dizaines d’infirmiers, du personnel technique et administratif, mais aussi des juristes et des psychologues. Sans compter les 150 personnes qui travaillent à la fondation créée pour aider les victimes à redonner un sens à leur vie et à se réintégrer dans la société.

 Malgré l’émergence des violences faites aux enfants, celle faite aux femmes adultes recule timidement, affirme le médecin congolais. Les mentalités changent. Lentement. « Avant, quand les femmes brisaient le silence, c’était l’expulsion, l’exclusion, les églises qui excommuniaient. Maintenant, nous avons des couples qui se solidarisent. Certaines filles violées arrivent même à se marier. C’était inimaginable il y a 20 ans ! »

 C’est la résilience de ces femmes qui pousse le sexagénaire à continuer. Malgré la menace qui plane, malgré la violence qui resurgit, malgré l’histoire qui bégaie. « Ce serait facile de dire : “Je n’en peux plus, je cherche l’asile ailleurs.” Mais chaque fois que je pense ne plus pouvoir continuer, je vois des femmes arriver avec leurs mutilations graves, handicapées à vie, qui se battent pour le droit de leurs enfants et des autres. Ça m’a toujours ébloui. Si je dois exister, c’est pour cette raison. Ces femmes existent pour sauver notre humanité. »

Prau dans le Devoir

crédits photo: Marc Hofer AFP