Délais judiciaires: Ottawa refuse de porter le chapeau

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Alors que Québec réclame sans relâche la nomination de 14 juges supplémentaires pour endiguer les délais dans le système de justice, Ottawa réplique qu’il ne s’agit pas d’une solution miracle. Les sièges vacants, fait valoir la ministre fédérale, ne représentent qu’un très faible pourcentage de toute la magistrature québécoise. D’autres provinces, d’ailleurs, cherchent des solutions parallèles.

Dans la foulée de l’abandon de la poursuite contre Sivaloganathan Thanabalasingam, accusé du meurtre de sa conjointe, la ministre de la Justice du Québec, Stéphanie Vallée, a de nouveau exhorté Ottawa à pourvoir au plus vite les postes de juges vacants dans la province. « Ce n’est pas un caprice, c’est un besoin. » Mais son homologue fédérale rejette le blâme que Québec semble vouloir lui faire porter dans cette affaire. Certes, six postes à la Cour supérieure du Québec sont vacants, mais sur un total de 183 (les 30 postes à la Cour d’appel sont tous occupés).

« Je veux être claire : les six postes vacants au Québec représentent un taux de vacance d’environ 3,5 %. Il n’y a pas de solution magique. Nommer six juges au Québec ne réglera pas le problème des délais »,a lancé la ministre de la Justice, Jody Wilson-Raybould.

Québec réclame en outre la création de huit nouveaux postes de magistrats. Ottawa n’y a pas consenti. Toutefois, le dernier budget prévoit 55 millions de dollars sur cinq ans pour nommer 28 nouveaux juges à travers le pays, dont 12 en Alberta et un au Yukon, les juridictions ayant les besoins les plus criants. Les 15 autres seront répartis selon les besoins de chacun. La répartition n’est pas encore connue. Ces nouveaux postes ne pourront pas être pourvus avant que la loi de mise en oeuvre du budget soit déposée, puis adoptée par le Parlement, ce qui pourrait prendre encore quelques mois.

D’autres solutions 

Les délais dans le système judiciaire ne datent pas d’hier, et plusieurs provinces ont pris les devants ou proposent des solutions. Ainsi, la Nouvelle-Écosse a mis en place en février dernier un projet pilote par lequel la Couronne fait connaître très tôt dans le processus la sentence qu’elle entend réclamer. L’accusé dispose d’un temps limite (variable d’un cas à l’autre) pour accepter ou refuser « l’offre ».

« L’avocat de la défense connaît la position de la Couronne très tôt dans le processus et, si son client souhaite plaider coupable, il sait avec un degré élevé de certitude quel sera le résultat »,explique au Devoir le directeur du Service des poursuites publiques de Nouvelle-Écosse, Martin Herschorn.

Le projet pilote est en vigueur dans la région métropolitaine d’Halifax et s’applique aux cas les moins lourds, tels que conduite avec facultés affaiblies, vol à l’étalage et agressions mineures. « Nous espérons que les cas qui auraient pris entre huit et dix mois dans le système actuel se régleront en un mois ou six semaines », continue M. Herschorn.

Depuis l’arrêt Jordan de la Cour suprême du Canada, qui limite à 18 mois la durée des procès dans une cour provinciale et à 30 mois dans une cour supérieure, trois accusés de meurtre ont été relâchés pour délais excessifs. Le premier de ces cas, celui de Lance Matthew Regan, est survenu en octobre, en Alberta. Dans la foulée de l’événement, la province a annoncé sa solution : le « triage ».

Un peu comme dans les urgences des hôpitaux, les cas sont évalués selon leur gravité par les procureurs de la Couronne, et seuls les plus importants suivent leur cours. Les autres sont soit redirigés vers des ressources parallèles (comme les tribunaux spécialisés en santé mentale), soit abandonnés. Le président du syndicat des procureurs de la Couronne a déclaré que jusqu’à 200 personnes auraient ainsi été « blanchies ».

L’Ontario a aussi vu abandonner son cas d’accusation de meurtre. La cause d’Adam Picard est d’ailleurs portée en appel. Le ministre de la Justice a écrit à Ottawa, lui demandant de modifier le Code criminel de manière à mettre fin aux enquêtes préliminaires. Son homologue manitobain, appuyé par les juges en chef de sa province, a fait la même chose.

La ministre Stéphanie Vallée ouvre la porte à cette option, sans le soutenir totalement. « Est-ce qu’il doit y avoir des enquêtes préliminaires dans tous les dossiers ? Ou est-ce qu’on devrait peut-être les limiter à certaines infractions, notamment celles qui sont les plus graves, dont la peine maximale est la plus grave ? a-t-elle demandé au cours d’une entrevue avec Le Devoir. 46 % des enquêtes préliminaires qui ont lieu au Canada ont lieu au Québec. Est-ce que c’est parce […] qu’il y a des habitudes, des pratiques qui nous amènent systématiquement à l’enquête préliminaire ici ? Est-ce que les juges l’accordent plus souvent ici ? Je ne le sais pas, les statistiques ne permettent pas de [le savoir]. »

Rencontre à la fin du mois

La ministre fédérale Jody Wilson-Raybould reconnaît qu’il en sera question lors de sa rencontre avec ses homologues provinciaux à la fin du mois. « Je suis ouverte à en discuter avec eux. Mais ce n’est pas un enjeu sur lequel les ministres d’à travers le pays son unanimes. Cela est un peu controversé. Selon la juridiction où on se trouve, les perspectives sont différentes, les données varient, et on ne s’entend pas pour dire si l’élimination des enquêtes préliminaires permettrait de réduire les délais. »

Le ministère de la Justice mène jusqu’au 30 avril un sondage en ligne auprès des intervenants du milieu judiciaire à propos des enquêtes préliminaires.

Les enquêtes préliminaires sont ces procédures en amont du procès pendant lesquelles la preuve est divulguée et où le juge évalue la probabilité que la Couronne obtienne une condamnation. Dans son arrêt Jordan, la Cour suprême avait écrit que le législateur pourrait envisager d’éliminer cette étape. Le Manitoba soutient que les enquêtes préliminaires peuvent prendre entre 18 et 28 mois à être programmées.

L’Association du Barreau canadien (ABC) s’oppose néanmoins à cette solution. En entrevue, le criminaliste Eric Gottardi explique au nom de l’ABC que les enquêtes préliminaires sont encore très utiles. Non pas pour éliminer les causes qui ne tiennent pas la route (ce qui arrive très rarement), mais pour tester la preuve. « C’est une chose de recevoir la preuve sur papier, c’en est une autre de voir les témoins en vrai. » C’est ainsi qu’on teste la fiabilité d’un témoin. Une bonne performance — ou une très mauvaise — peut inciter un accusé à plaider coupable ou, au contraire, convaincre la Couronne d’abandonner une affaire.

M. Gottardi rappelle que les enquêtes préliminaires n’existent pas en cour provinciale. Elles existent seulement en Cour supérieure. Le délai plus long accordé par la Cour suprême pour ces procès (30 mois) reflète, à son avis, la prise en compte de cet élément.

« Ceux qui plaident pour l’abolition de l’enquête préliminaire veulent avoir le beurre et l’argent du beurre. Ils pensent qu’ils pourront aller directement en procès, mais toujours bénéficier du délai de 30 mois. »

L’ABC a dressé une liste de 10 solutions pour réduire les délais dans les tribunaux. Elle propose de bonifier l’aide juridique afin de réduire le nombre de prévenus qui se représentent eux-mêmes et ralentissent les procédures. L’ABC propose aussi d’éliminer les peines minimales, qui dissuadent les accusés à plaider coupable (ce qui multiplie les procès). Les libéraux de Justin Trudeau se sont engagés à revoir les peines minimales instaurées par les conservateurs.

La disposition de dérogation

Le Parti québécois (PQ) a demandé lundi qu’un débat d’urgence sur la crise judiciaire causée par l’arrêt Jordan de la Cour suprême ait lieu ce mardi, à l’Assemblée nationale. Sa porte-parole en matière de justice, Véronique Hivon, a réitéré ses appels à recourir à la disposition de dérogation afin de limiter les requêtes en arrêt de procédures liées à cette décision, qui fixe à 12 et à 30 mois les durées maximales des procédures devant les cours provinciales et supérieures, respectivement. Il incombe au président de l’Assemblée nationale, Jacques Chagnon, d’autoriser, ou non, le débat d’urgence. En décembre 2016, M. Chagnon a refusé une demande semblable, qui concernait les délais dans l’administration de la justice. Cette fois, le PQ a choisi le recours à la disposition de dérogation comme angle d’attaque.

Mais qu’est-ce que cette disposition, exactement ?

La disposition de dérogation en est une de la Loi constitutionnelle de 1982. Elle est prévue à l’article 33 de la Charte canadienne des droits et libertés et permet aux provinces d’adopter des lois qui ont effet, même si elles sont en contravention avec l’article 2 ou les articles 7 à 15 de la Charte. Le jugement Jordan — rendu par la Cour suprême en juillet 2016, dans une affaire de vente de drogue — est basé sur l’article 11 b) de la Charte, qui stipule que « tout inculpé a le droit d’être jugé dans un délai raisonnable ». Selon l’opposition, le gouvernement pourrait limiter le recours à l’arrêt Jordan en évoquant la disposition de dérogation. Québec devrait tout de même respecter les conditions énoncées dans la Charte, notamment celle concernant la durée maximale d’une disposition de dérogation, établie à cinq ans.

Paru sur Le Devoir

crédit photo:  Adrian Wyld La Presse canadienne