Pourtant, lorsque les journalistes interrogent des gens dans l’entourage des agresseurs, souvent des connaissances ou des voisins, ces derniers se disent généralement surpris par ces gestes de violence extrême. Ils mentionnent très souvent que ces hommes sont de « bon gars », de « bons voisins » et de « bons pères de famille », mais aussi qu’ils habitent dans des « quartiers tranquilles » où de telles situations ne devraient pas se produire – « on ne pensait jamais que quelque chose comme ça arriverait ici ».
Le discours du « bon gars »
Dans ces circonstances, nous avons entendu : « c’est pourtant un bon gars, il nous saluait toujours lorsqu’il nous croisait dans la rue ». Ou encore : « c’est pourtant un bon père, on le voyait toujours avec ses enfants ». De telles affirmations, qui nous en apprennent bien peu sur les hommes concernés, n’apportent aucun éclairage sur les incidents de violence (homicides) et sur le contexte dans lequel ils s’inscrivent. Elles envoient aussi un message ambigu aux personnes qui pourraient être confrontées à une situation similaire.
Si les gens sont surpris qu’un homme qui les saluait dans la rue ou qui s’occupait de ses enfants puisse être violent à l’endroit de sa conjointe, au point de la tuer, c’est parce qu’ils ont encore une image très stéréotypée du « batteur de femme ». En effet, plusieurs personnes continuent de penser que les hommes qui ont des comportements violents à l’endroit de leur conjointe sont facilement identifiables, des genres de « monstres » avec une personnalité asociale, ou encore qu’ils sont pauvres, sans éducation, sans emploi, etc.
Pourtant, les hommes qui ont des comportements violents sont issus de tous les groupes de la société, de toutes les classes sociales, ils ont divers niveaux d’éducation, et ils occupent toutes sortes d’emplois. Ces hommes ne sont pas nécessairement violents dans toutes les sphères de leur vie. Bien des hommes peuvent utiliser la violence à l’endroit de leur conjointe, alors qu’ils ne sont jamais violents à l’endroit de leurs collègues de travail ou de leurs amis. De plus, ils ne sont pas nécessairement toujours violents à l’endroit de leur conjointe – la violence conjugale s’inscrit généralement dans un cycle, avec des épisodes de violence et des épisodes de lune de miel et de latence.
Et celui du « quartier tranquille »
La même logique opère lorsque les gens expriment leur surprise parce qu’ils habitent dans un « quartier tranquille » ou dans un « bon voisinage ». En effet, plusieurs personnes ont l’impression que la violence conjugale est l’apanage de certains quartiers plus défavorisés économiquement ou de certaines communautés culturelles. Pourtant, comme les hommes qui ont des comportements violents sont issus de tous les groupes de la société et de toutes les classes sociales, ce problème se retrouve dans tous les quartiers et dans tous les villages.
D’ailleurs, contrairement à plusieurs autres crimes, la violence conjugale est un crime qui se produit derrière des portes closes. Évidemment, les agresseurs ne dénoncent pas ces incidents. Les femmes et les enfants gardent souvent le silence, parce qu’ils ont peur ou parce qu’ils ont honte. Même si elle n’est pas visible de l’extérieur, ça ne veut pas dire qu’elle n’est pas présente…
Un discours qui ne s’applique pas également à tous les hommes
Par ailleurs, le discours du « bon gars » ne s’applique pas également à tous les hommes, renforçant ainsi les privilèges de certains groupes d’hommes. Par exemple, les hommes blancs sont beaucoup plus susceptibles que les hommes issus de certaines communautés ethnoculturelles d’être décrits comme de « bons gars » lorsque de telles situations se produisent. Le statut social, professionnel et économique des hommes est aussi déterminant.
En terminant
Mais pourquoi les journalistes persistent-ils à interroger les gens dans l’entourage des agresseurs – leurs connaissances, leurs voisins, etc. – lorsque de telles situations se produisent? Ce ne sont certainement pas ces personnes qui permettent de mieux comprendre les situations spécifiques, encore moins le problème de la violence conjugale de manière plus générale. Lorsque des hommes tuent leur conjointe, il ne semble aucunement pertinent d’établir si les gens de leur entourage les perçoivent ou non comme de « bons gars », de « bons voisins » ou de « bons pères de famille », perceptions qui sont de toute façon, basées sur une connaissance très partielle de la vie quotidienne de ces hommes et de leur famille. Les journalistes s’intéressent à eux parce qu’ils ont commis un geste de violence extrême à l’endroit de leur conjointe. Si les journalistes souhaitent traiter de situations spécifiques, ce sont les gestes de violence, qui sont inacceptables et lourds de conséquences, qui devraient être portés à l’attention du public.
Il serait probablement plus approprié de donner la parole aux personnes qui travaillent auprès des agresseurs et des victimes de violence conjugale, de manière à mieux faire connaître le problème et les ressources dans ce domaine.
Et à toutes celles et tous ceux qui prennent la parole lors de tels incidents : ne serait-ce que par respect pour les victimes et leurs proches, ce n’est pas le moment de décrire ces hommes comme étant des « bons gars ». Il faut briser le silence sur la violence conjugale, mais si c’est pour parler des qualités personnelles de l’agresseur, il serait peut-être préférable de se taire.