Statistique Canada ou l’obscurité

Trop peu, trop vieux, pas vraiment proche des préoccupations sociales du ici-maintenant, des mutations collectives, des régions, des exclus même… les informations qui s’y trouvent confirment malheureusement ce que plusieurs spécialistes de la recherche scientifique et du chiffre avaient soupçonné depuis quelques années : l’actuel gouvernement fédéral a lentement, mais sûrement, jeté un voile obscur sur son département de la quantification du réel et de l’accumulation de données vérifiées et vérifiables portant sur l’activité humaine, sous toutes ses formes, au Canada. Et bien sûr, pendant qu’il reste encore un petit peu de lumière, autant s’en inquiéter.

Soyons clairs : la donnée statistique canadienne n’est pas en voie de disparition, mais elle est de plus en plus en manque de pertinence, comme en témoigne une balade dans les sections thématiques du spécialiste fédéral du chiffre. Là, dans des sections cruciales comme celles liées aux transports, à la culture, aux jeunes, à la consommation, plusieurs enquêtes n’y ont pas été mises à jour depuis des lunes. L’espace statistique intitulé « crime et justice » semble toutefois ne pas avoir été touché avec la même force par ce manque d’intérêt.

L’effet fait suite à la cause orchestrée depuis 2010, et même un peu avant, par l’administration fédérale, qui n’a jamais vraiment caché son animosité envers la science en général et Statistique Canada en particulier. Il y a eu ces coupes dans le budget de l’organisme. Il y a eu ces modifications radicales apportées au formulaire du recensement, qu’il est désormais optionnel plutôt qu’obligatoire de remplir pour les citoyens, avec, à la clef, une qualité de données plus que discutable, ce que ne se gêne pas de faire valoir d’ailleurs le vérificateur général dans un rapport publié en mai dernier. Dans une discrétion plutôt troublante d’ailleurs.

Il écrit, entre autres, que la mise au rencart du formulaire détaillé en 2011 a « réduit la comparabilité des données » avec celles provenant du questionnaire détaillé du recensement de 2006. La mise en perspective, la comparaison — celle qui permet de vérifier dans quel sens tourne le monde, de voir si les choix du passé ont donné les résultats escomptés au présent… —, en devient du coup impossible à réaliser, et ce, bien sûr, quand la tentative de mesure du réel ne laisse simplement pas derrière elle des trous noirs dans lesquels, désormais, chercheurs, politiciens, curieux, journalistes en quête de données ne peuvent plus rien voir.

Dans ce nouveau contexte, ces trous ne manquent pas. Selon le vérificateur général, les données du dernier recensement dans « 1128 des 4567 subdivisions de recensement (soit 25 %) » n’ont pas été diffusées « pour des raisons de qualité ». Pis, celles de 686 autres subdivisions de recensement, soit 15 %, n’ont pas été rendues publiques, elles, pour d’autres raisons, notamment la confidentialité. Il s’agissait principalement de petites municipalités dans lesquelles l’échantillon de répondants était trop petit. Du coup, il était un peu trop facile de mettre un nom, une rue, un quartier sur une statistique censée quantifier des tendances, des comportements un petit peu plus collectifs.

 Pour éviter de faire face à la réalité, on ne peut pas imaginer meilleure mécanique, et ce, particulièrement lorsqu’on cherche un intérêt à ce vide statistique. C’est que la donnée d’une enquête sur la fréquentation des espaces culturels, sur les habitudes de consommation des ménages, sur les déplacements intra et extraterritoriaux, appréhendée dans le temps, de manière longitudinale, n’est uniquement une chose imaginée pour faire vibrer des universitaires un peu gris en quête de sens dans l’exiguïté d’un bureau débordant de livres. Que non !

La statistique, c’est aussi elle qui permet de prendre des décisions reposant sur des faits plutôt que sur des émotions. C’est elle qui permet de confronter avec force et rigueur la mascarade, la tentative de manipulation, les dérives et les mauvaises décisions. C’est elle aussi qui empêche de justifier l’injustifiable en déjouant l’impression et les raccourcis, dans l’espace public et politique. Comme ailleurs d’ailleurs.

Ce sont d’ailleurs ces données qui, début juin, ont permis de constater que le fédéral prévoit réduire de 5,4 % ses dépenses en science et technologie pour 2014-2015, indiquait justement, avec une ironie de circonstance, Statistique Canada. Trois quarts de cette enveloppe, soit 7,9 milliards, vont être affectés aux sciences naturelles et au génie, alors que le reste (2,4 milliards) va nourrir les sciences sociales et humaines, et surtout l’état de malnutrition évident d’un pan de la connaissance qui, à la longue, pourrait bien finir par ne plus être en mesure de documenter sa propre agonie. Triste paradoxe.

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