Agressions sexuelles: Ottawa élimine des zones grises

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Une femme peut-elle consentir à un acte sexuel lorsqu’elle est inconsciente ? La Cour suprême du Canada a tranché que non en 2011. Mais certains magistrats n’ont visiblement pas reçu le mémo. Aussi le gouvernement fédéral a-t-il déposé un projet de loi mardi pour clarifier le droit en matière d’agressions sexuelles et ainsi offrir plus de protection aux victimes.

 Le projet de loi C-51 déposé par la ministre de la Justice, Jody Wilson-Raybould, modifie le Code criminel de manière à statuer qu’une personne inconsciente est incapable de donner son consentement. En théorie, c’est déjà le cas en raison de la jurisprudence établie par le plus haut tribunal du pays dans l’affaire R. c. J.A. Pourtant, ce printemps, un juge d’Halifax s’est attiré les foudres du public lorsqu’il a acquitté d’une accusation d’agression sexuelle un chauffeur de taxi qui avait été surpris par une policière la braguette ouverte, tenant à la main la culotte souillée d’urine d’une femme se trouvant à moitié nue sur la banquette arrière de son véhicule. Le juge Gregory Lenehan avait tranché qu’« assurément, une personne saoule peut donner son consentement ». La cause a été portée en appel.

 Blair Crew, qui est avocat superviseur à la clinique légale d’Ottawa et enseigne à l’Université d’Ottawa le droit en matière d’agressions sexuelles, estime que le cas néo-écossais n’est pas unique : « Les acquittements sur cette base surviennent tout le temps. »

 « Malheureusement, ça répond à un besoin », renchérit Rachel Chagnon, professeure de sciences juridiques à l’UQAM et directrice de l’Institut de recherche en études féministes. « Je trouve ça à la limite triste d’avoir à le mettre dans la loi parce que cela montre à quel point il y a une résistance un peu problématique. » Mais elle estime que la clarification sera bénéfique pour les autres acteurs du système judiciaire qui ne suivent pas aussi assidûment la jurisprudence. « Je pense entre autres aux policiers qui reçoivent les plaintes et qui ont tendance à encore écarter des plaintes en invoquant des moyens de défense de l’accusé qui sont parfois erronés. »

 Des sextos en suspens

Le projet de loi modernise aussi certaines protections offertes aux victimes d’agressions sexuelles pour prendre acte de l’évolution technologique. Ainsi, il est déjà illégal d’invoquer le comportement sexuel passé d’une plaignante si c’est pour établir qu’elle est plus susceptible d’avoir consenti à l’activité sexuelle contestée ou pour établir qu’elle est moins digne de foi. Avec C-51, on élargit cette protection pour inclure les sextos ou autres communications électroniques d’ordre sexuel de la plaignante. « En droit criminel, tout ce qui n’est pas explicitement interdit est implicitement permis. Donc, si le législateur veut restreindre les moyens de défense, il doit le dire expressément », explique Mme Chagnon.

 En clair, cela signifie qu’on ne pourra pas, par exemple, évoquer l’envoi de photos pornographiques par la plaignante pour démontrer qu’elle est « facile » et donc plus encline à avoir consenti à un rapport sexuel. Cependant, cela ne signifie pas que toutes ses communications électroniques seront exclues d’emblée de la preuve. Celles-ci pourraient encore être utilisées pour établir une preuve directe de consentement ou encore pour démontrer que la plaignante a menti dans ses déclarations à la police. C’est ce qui s’était produit dans la cause Ghomeshi, par exemple.

 M. Crew voit une grande utilité à cette disposition : « Cela mettra un terme aux surprises pour les plaignantes lors du contre-interrogatoire. » En effet, le Code criminel ainsi modifié, la défense devra demander la permission au juge avant d’utiliser en preuve de telles communications, ce qui alertera la Couronne. À l’heure actuelle, seule la Couronne a l’obligation de divulguer au préalable sa preuve à la défense en matière criminelle. C’est ce qui a permis à l’avocate de Jian Ghomeshi de sortir de son chapeau, en plein procès, des courriels démontrant qu’une des plaignantes avait poursuivi sa relation avec l’accusé, contrairement à ce qu’elle avait déclaré. La cause s’était écroulée et la plaignante avait été démolie.

 La troisième modification apportée par le C-51 viendra codifier comment et dans quelles circonstances le dossier personnel d’une plaignante se trouvant en la possession de son agresseur présumé pourrait être utilisé en preuve. Il existe un tel régime de divulgation pour le dossier personnel se trouvant entre les mains d’un tiers (par exemple, le dossier médical détenu par un médecin ou un psychologue), mais la loi était muette dans les cas où un tel dossier se trouvait directement entre les mains de l’accusé. On peut penser aux cas où le médecin est l’agresseur. « Ce n’est pas bête du tout qu’ils aient pensé à ça », lance Mme Chagnon.

 Le Regroupement québécois des Centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS) n’a pas eu le temps de lire dans le détail le projet de loi, mais se réjouit de ses grandes lignes. « Ça vient confirmer ce qui n’était pas clairement dans la loi. Or, on a vu des préjugés de juges, alors, vu ces situations passées, cela peut être profitable », indique la porte-parole Stéphanie Tremblay. La ministre Wilson-Raybould a souhaité que son projet de loi « assure aux victimes d’agressions sexuelles qu’elles seront traitées avec la compassion et le respect qu’elles méritent ».

 Le critique conservateur en matière de Justice, Rob Nicholson, a dit être d’accord avec certains passages du projet de loi, mais n’en voit pas l’urgence. Selon lui, la ministre devrait donner la priorité aux nominations judiciaires. Le bloquiste Rhéal Fortin estime pour sa part que le C-51 est « une bonne chose », mais croit que la ministre devrait apporter beaucoup plus d’ajustements au Code criminel. Pour l’instant, seul le NPD semble vouloir saluer la démarche d’Ottawa. « Au premier coup d’oeil, je suis heureux d’y voir des mesures qui pourraient offrir des bienfaits significatifs pour les personnes ayant survécu à une agression sexuelle », a déclaré par courriel le député Alistair MacGregor.

Paru dans Le Devoir

crédits photo:  Adrian Wyld La Presse canadienne