Conscientes que ce manque de transparence cause un profond sentiment d’injustice chez les victimes, plusieurs institutions sont en réflexion: jusqu’où peuvent-elles aller pour répondre au besoin des victimes sans se transformer en tribunal d’inquisition?
« Ce que j’entends, au niveau provincial, c’est que c’est difficile pour les victimes de ne pas avoir de détails », reconnaît Pascale Poudrette, coauteure du rapport sur les violences à caractère sexuel dans le milieu universitaire, présenté l’automne dernier par le Bureau de coopération interuniversitaire (BCI), qui regroupe des dirigeants de toutes les universités québécoises.
« Les règles de vie d’une institution sont des règles internes, et non des règles de droit. » – Rachel Gagnon, directrice de l’Institut de recherches et d’études féministes de l’UQAM
« On a toujours l’air de ne pas vouloir collaborer parce que c’est confidentiel, ça donne cette impression-là. C’est vraiment dommage », explique Mme Poudrette.
C’est précisément l’impression de Véronique Pronovost, étudiante à l’UQAM. Victime de harcèlement de la part d’un professeur, elle accuse aujourd’hui son université d’avoir eu « une réponse complètement inadéquate ».
Le rapport du bureau du harcèlement lui a pourtant donné raison, mais elle n’a jamais su si son agresseur avait été sanctionné ou non. Le fait de ne pas connaître la finalité de sa plainte l’empêche de tourner la page. Elle a l’impression d’avoir fait tout cela pour rien.
« La loi protège les agresseurs , clame la jeune femme. En ce moment, faire une plainte, ça ne sert strictement à rien. Il faut changer le processus, sans quoi aucune étudiante ne va jamais porter plainte. S’il faut aller au niveau législatif pour faire changer les choses, allons-y ! Mais ça prend des changements. »
À l’université de Sherbrooke, la vice-rectrice à la vie étudiante, Jocelyne Faucher, est sensible à cet argument. « Nous donnons à la victime juste assez d’information pour qu’elle se sente rassurée, mais c’est toujours très délicat […] On chemine dans notre réflexion sur ces questions-là, mais on n’a pas encore toutes les réponses. On aura besoin de conseils d’experts. »
Des droits qui s’opposent
Le problème, c’est que les droits des unes à une éducation dans un milieu sécuritaire s’opposent au droit à la réputation des autres.
Les institutions postsecondaires ont « l’obligation de faire en sorte que vous puissiez mener à bien vos études dans les meilleures conditions possible », explique Rachel Chagnon, professeure en sciences juridiques et directrice de l’Institut de recherches et d’études féministes de l’UQAM.
Les établissements d’enseignement supérieur sont également soumis à un ensemble de lois, dont la Loi sur les normes du travail, qui les oblige à assurer le bien-être et l’intégrité physique et psychologique de leurs employés et des personnes qui les fréquentent.
« Les établissements universitaires sont également assujettis aux différentes chartesdes droits et libertés, rappelle le Bureau de coopération interuniversitaire dans son rapport. À défaut de combattre la violence à caractère sexuel, cette inaction pourrait constituer une discrimination fondée sur le sexe, les statistiques faisant de l’agression sexuelle une question d’égalité entre les sexes, comme l’a reconnu la Cour suprême du Canada. »
De l’autre côté, les institutions sont tenues de respecter la réputation de la personne incriminée. Elles peuvent imposer des sanctions, notamment en vertu de politiques contre le harcèlement ou du code de conduite de l’étudiant, mais ne peuvent la publiciser en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels.
« Disons que deux professeurs sont reconnus fautifs d’agressions sexuelles sur des étudiantes par le comité disciplinaire de leur université, illustre Rachel Chagnon. Si l’administration affirme que c’est tolérance zéro à l’égard de ces comportements et décide de publiciser l’affaire et de les congédier sur-le-champ, elle commet une faute à l’égard de ces deux professeurs qui intenteraient fort probablement des poursuites pour atteinte à la réputation. Les employeurs sont très sensibles à ça… »
Pas un tribunal
D’aucuns avancent que, dans le système judiciaire, le nom des personnes reconnues coupables d’agression sexuelle est public. Pourquoi, alors, protéger la confidentialité des agresseurs dans un contexte universitaire ?
« Parce que ce n’est pas un vrai système judiciaire, répond Rachel Chagnon. C’est le coeur du problème. Nous avons des discussions encore et encore là-dessus, c’est un des enjeux les plus complexes du problème des violences à caractère sexuel. »
« Les règles de vie d’une institution sont des règles internes, et non des règles de droit. Et le processus disciplinaire interne, par lequel une personne peut être reconnue coupable d’une infraction aux règles internes, n’est pas un processus de droit, ce n’est pas un procès. Le fardeau de la preuve n’est pas le même. Et ce n’est pas parce qu’une personne est condamnée sur le plan disciplinaire pour une agression sexuelle qu’elle serait nécessairement reconnue coupable sur le plan criminel. »
Préjudices
Et que fait-on avec la preuve recueillie dans le cadre d’un processus disciplinaire ? demande Mme Chagnon. Un aveu de culpabilité de l’accusé pourrait-il être utilisé en preuve dans un procès criminel dans l’éventualité où une victime déciderait plus tard de porter plainte à la police ?
« Un employé pourrait dire par exemple qu’en rendant ces données-là disponibles, on porte atteinte à son droit à la présomption d’innocence, s’il se retrouve dans un processus criminel, et à son droit à la réputation dans un litige au civil. Ça peut éventuellement porter un préjudice à la personne qui est accusée », ajoute Mme Chagnon.
« Mais, est-ce si grave que ça ? Au téléphone, l’avocate réfléchit quelques secondes avant de poursuivre. Est-ce que le risque est si grand qu’il devrait être vu comme l’emportant sur le droit de la victime à un processus transparent et à connaître le résultat de ses démarches ? C’est la question qui se pose. »
Plusieurs réclament que Québec crée un comité de travail, composé notamment de juristes, pour analyser ces questions dans une perspective de « lutte contre l’impunité ».
« Si Québec adopte une loi-cadre sur les violences à caractère sexuel dans les établissements postsecondaires, il faut absolument penser à un agencement avec les autres lois qui existent pour être capable de revenir au sentiment de justice pour les victimes qui ont passé à travers mer et monde pour dénoncer », plaidait Geneviève Pagé, professeure à l’UQAM et membre du comité de révision de la Politique 16, lors du dévoilement de l’enquête ESSIMU sur les violences à caractère sexuel en milieu universitaire en janvier dernier.
Des « sanctions bonbons »
Au-delà de la question de la confidentialité, c’est la nature même des sanctions qui est souvent mise en doute. « Il faut arrêter de donner des sanctions bonbons, ça envoie un message qui banalise complètement les crimes à caractère sexuel », dénonce Véronique Pronovost.
« Ce que j’ai vu, de façon informelle, c’est que tout est scellé sous une chape de plomb, ça se passe entre directeurs de départements, des doyens et doyennes. Il y a des mises en congé de maladie, ça se résume souvent à ça », déplore la chercheuse Sandrine Ricci, coauteure du rapport ESSIMU sur les violences à caractère sexuel en milieu universitaire.
« Les universités n’aiment pas ça, donner des sanctions », a pu constater Audrey Lemay, sexologue qui a travaillé comme intervenante auprès des victimes d’agressions sexuelles à l’UQAM et qui a collaboré à la rédaction du rapport du BCI sur les violences à caractère sexuel l’automne dernier.
« Un professeur, c’est prestigieux. L’administration ne veut pas mettre en cause le professeur. J’ai même vu des chefs de département intimidés et incapables d’affronter le professeur. Alors, on va souvent minimiser les faits, ramener ça aux fameuses “conversations de vestiaire”. On va dire que c’est la victime qui est trop sensible. Même dans le cas où il y a un viol, la ligne est floue pour beaucoup de monde. »
Harcèlement et plagiat
Comme plusieurs, Audrey Lemay dénonce le côté aléatoire des sanctions d’une institution à l’autre et, même, d’une personne à l’autre au sein d’un établissement.
« Nulle part il n’est écrit : pour tel comportement, voici les sanctions. C’est décidé par les personnes en poste, et c’est subjectif. L’écart est souvent énorme entre la gravité de l’acte et l’évaluation qu’on en fait. Si on prend le plagiat, par exemple, c’est clair pour tout le monde. Si tu es reconnu coupable, tu risques d’être expulsé. Mais en matière de violence sexuelle, rien n’est écrit clairement. »
Le parallèle avec le plagiat revient souvent. Jocelyne Faucher, vice-rectrice à la vie étudiante de l’Université de Sherbrooke, met toutefois un bémol. « Attention de ne pas banaliser, on ne peut pas prendre de raccourcis ou de faire des comparaisons. On ne peut pas faire l’économie d’une grande réflexion [sur les violences à caractère sexuel]. Pour arriver à une façon de faire à l’université, en matière de plagiat, on en a discuté, on a défini ensemble ce que c’était et on a convenu des mesures, d’abord pour sensibiliser et informer, et la sanction arrive quand tout ce qu’on s’est donné comme mesure n’est pas respecté. »
Réponse ministérielle
Questionnée à ce sujet en marge des consultations sur les violences à caractère sexuel dans les établissements postsecondaires ces dernières semaines, la ministre de l’Enseignement supérieur, Hélène David, a promis une loi-cadre, mais a clairement indiqué ses limites quant à l’application de sanctions.
« La ministre ne peut pas intervenir dans tout, il existe des comités de discipline dans les universités. Ce que je peux faire, c’est une loi qui va exiger une politique. [Pour la façon de baliser les sanctions dans ces politiques], il va falloir que je regarde comment faire, autant pour les étudiants que pour les professeurs. »
Paru sur le Devoir
crédits photo: François Pesant