En mettant le focus sur l’itinérance visible, un soir dans l’année, les chiffres du dénombrement sous-estiment largement l’ampleur du phénomène, ne permettent pas d’en mesurer l’évolution ni de retranscrire la diversité des réalités vécues par les personnes en situation ou à risque d’itinérance à Montréal.
Le dénombrement ne peut, par un seul chiffre, retranscrire toute la complexité du phénomène de l’itinérance. Or, derrière les chiffres se cachent diverses réalités, visibles ou moins visibles, qui demandent des réponses tout aussi variées.
Ce polaroid imparfait d’un moment précis occulte bien des réalités, de nombreuses personnes en situation d’itinérance visible et invisible échappant au radar du décompte d’un soir. Ainsi, on ne peut résumer l’itinérance au 24 avril 2018. La légère hausse de l’itinérance qu’indique le 2e dénombrement reflète mal l’ampleur du phénomène, de même que son aggravation. Tant dans les ressources que dans la rue, et ce, dans un nombre croissant de quartiers, l’itinérance est à la hausse à Montréal, ce que démontre peu le dénombrement.
Les visages oubliés de l’itinérance
De nombreuses personnes vivent de l’itinérance cachée à Montréal, c’est-à-dire qu’elles sont logées dans un lieu inadéquat qui n’offre aucune sécurité d’occupation, sans assurance d’un toit pour le lendemain, que ce soit en «couchsurfing», dans un logement ou une chambre insalubre ou surpeuplé, une chambre de motel, chez un client, etc.
En négligeant de prendre en compte les réalités de ce large segment de la population itinérante, les données dévoilées ne fournissent qu’une vue partielle de l’ampleur du phénomène.
Les femmes sont parmi les plus susceptibles d’échapper à l’exercice d’un dénombrement, alors qu’elles sont bien souvent en situation d’itinérance invisible. Seulement 23 % des personnes itinérantes comptées en 2018 étaient des femmes. Il s’agit d’une sérieuse sous-estimation, comme l’indiquent plusieurs autres indicateurs fiables. Ainsi, Statistiques Canada, dans une étude sur l’itinérance cachée, révélait en 2016 que les femmes étaient presque aussi nombreuses à avoir vécu dans leur vie une telle situation que les hommes.
Des résultats surprenants
Dans ses données par quartier, le dénombrement démontre que le phénomène est d’abord visible dans la rue et vécu dans les ressources au centre-ville. Ailleurs, les personnes dénombrées sont peu nombreuses, mais nettement en deçà de la réalité constatée sur le terrain. Selon le dénombrement, il y aurait un progrès dans Hochelaga, alors que seulement 21 personnes ont été comptées en 2018 !
Dans Côte-des-Neiges et NDG, on n’en a comptées que 2! Les intervenant.e.s de Côte-des-Neiges connaissent pourtant des dizaines de personnes en situation d’itinérance
visible et des centaines d’autres dont la situation est cachée. Un portrait de quartier et un forum ont ainsi mené à un Plan d’action local sur l’itinérance dans Côte-des-Neiges. C’est en réaction au déni de l’itinérance du 1er dénombrement dans ce quartier que ce travail y a été développé.
La valeur des connaissances des acteurs du milieu est ignorée, voire méprisée. Dans L’itinérance à Montréal au-delà des chiffres, publié par le RAPSIM en 2016 suite au 1er dénombrement, un texte sur le Plateau-Mont-Royal faisait mention d’au moins 100 personnes visibles dans la rue. Ces propos d’une travailleuse de rue avaient alors été fortement questionnés… Le 2e dénombrement y a finalement identifié 131 personnes !
3 149 ou 30 000 ?
Le dénombrent révèle certes certaines données, mais toujours avec la limite d’être celles d’un moment. L’ampleur et l’aggravation de la situation des différentes catégories de personnes n’y sont pas.
D’autres indicateurs permettent de se faire une idée plus juste de la question, dont particulièrement les données annuelles de fréquentation des ressources. En 2018, les refuges pour hommes ont offert plus de de 230 000 nuitées, une hausse de 10%, et l’unité de débordement d’urgence ouverte cet hiver à l’hôpital Royal-Victoria accueille en moyenne près de 65 hommes chaque nuit. La Rue des Femmes a accueilli plus de 300 nouvelles femmes à la Maison Jacqueline dans la dernière année et le Refuge des jeunes de Montréal aide plus de 600 jeunes hommes différents par an.
Ailleurs au Québec, les dénombrements se sont tenus pour une première fois dans dix régions. L’itinérance de rue visible y est rare et les données sont basées sur la présence dans les ressources à ce moment. De Québec avec 545 personnes à la Montérégie avec 284, les portraits révélés n’y sont aussi que très partiels. Incluant Montréal, le nombre total de personnes itinérantes dénombrées en avril 2018 est seulement de 5789.
L’exemple de l’Alberta ou de Toronto ?
Le rapport du 2e dénombrement justifie le «succès» des villes de Calgary et Edmonton en matière de réduction de l’itinérance par leur approche intensive de Housing first depuis plus de 10 ans. Les ratios de SDF par 10 000 habitants de ces villes albertaines démontrent certes une baisse, mais la décroissance de l’économie est le principal facteur ayant mené à celle-ci. Il y a 20 ans, parmi les sans-abri, on comptait des salariés sans-logis, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. De plus, les refuges y ont développé des règles très strictes quant à la durée de séjour et la police, des interventions très intensives auprès des sans-abri.
Une autre ville qui a développé depuis longtemps une approche Housing first est Toronto, privilégiant, avec les programmes Chez soi et From street to homes, une des logements sur le marché privé. «From street to slums» (de la rue au taudis), sont plutôt les termes qu’ont utilisés différents acteurs et des journalistes pour décrire ces programmes. La ville Reine du Canada porte bien son nom : le dénombrement y a compté 8715 personnes en avril 2018. La situation ne fait qu’y empirer avec, en plus,
l’ajout de demandeurs d’asile qui se retrouvent dans le vaste réseau de ressources qui ne cessent de croitre : refuges, haltes-chaleur, méga tentes, motels… La Santé publique de Toronto a dénombré 100 décès de sans-abri en 2018. Un autre chiffre qui indique la voie à ne pas prendre.
Vers un chez soi
Au 1er avril se mettra en place le nouveau programme fédéral de lutte à l’itinérance, Vers un chez soi, qui vise à réduire l’itinérance chronique de moitié au Canada en 10 ans. Pour Ottawa et les artisans du dénombrement, dont le chercheur Éric Latimer et l’Alliance canadienne pour mettre fin à l’itinérance, le dénombrement est un élément clé pour mesurer les progrès de la lutte contre le phénomène.
Le dénombrement est un indicateur parmi d’autres qui comporte de nombreuses limites et variables et, par conséquent, ses résultats ne doivent pas servir de seul guide pour l’orientation des investissements en itinérance et les progrès dans la lutte contre celle-ci. Pour pouvoir efficacement lutter contre le phénomène et arriver à contrer son aggravation, voire le réduire, les fonds doivent être orientés vers des actions qui visent la sortie de rue autant que la prévention, et ce, sur plusieurs axes (pauvreté, logement, insertion sociale, santé et judiciarisation), comme le prescrit la Politique nationale de lutte contre l’itinérance adoptée au Québec.
Les investissements dans la lutte à l’itinérance doivent certes permettre de répondre aux besoins des personnes comptées, mais aussi aux situations de celles moins visibles, notamment des femmes, mais également des hommes, des jeunes et des personnes âgées, des Autochtones et des personnes immigrantes.
Vers un 2e Portrait de l’itinérance au Québec
Dans moins d’un an, en mars 2020, est prévue la sortie de 2e Portrait de l’itinérance au Québec. Cette démarche pilotée par le MSSS intégrera les données du dénombrement, mais aussi des données sur la fréquentation des ressources, de même que sur l’itinérance cachée, reprenant l’enquête de Statistiques Canada. Cette démarche, à laquelle le RAPSIM apporte son soutien en raison de son caractère plus large, donnera certes un portrait plus juste de l’itinérance, mais le poids du nombre issu du dénombrement et la volonté de certains de cibler les actions sur ses résultats demeurent des aspects préoccupants.
Pour en savoir plus
- Le Rapport complet du dénombrement de 2018
- La synthèse des données montréalaises
- Une vidéo du RAPSIM sur les limites du dénombrement
POUR CONSULTER LA BROCHURE DU RAPSIM
Sources : Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM)