En six mois, Amélie* a été témoin de dizaines de cas de harcèlement à l’égard des femmes dans les transports en commun lyonnais. En France dans le cadre d’un échange étudiant, la diplômée en communication garde un souvenir corrosif de son bref séjour. Elle-même a dû ignorer, à de nombreuses reprises, les avances insistantes, refus qui ont fini par se solder par un coup au visage.
« J’étais tellement choquée, lance la jeune femme, toujours en colère près d’un an et demi après les événements. Quand j’ai raconté ce qui m’était arrivé à des amis là-bas, tout le monde s’entendait pour dire que c’était inacceptable, mais personne ne semblait surpris. » Plus que les gestes, c’est l’indifférence généralisée qui l’a profondément troublée. « C’est comme si c’était normal que ça fasse partie du quotidien. »
En France, les cas d’agressions verbales et physiques dans les transports collectifs sont monnaie courante. Selon un rapport produit par le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, 100 % des utilisatrices des transports collectifs affirment avoir déjà subi au moins une fois dans leur vie du harcèlement sexiste ou une agression. À Londres, le phénomène connaît un accroissement exponentiel, assez pour que la capitale britannique ait considéré en 2014 l’instauration de wagons non mixtes. Même chose à Vancouver où le nombre de cas rapportés augmente d’environ 20 %, année après année.
Statistiques montréalaises
À l’inverse, personne à Montréal, pas même le Service de police (SPVM) de la Ville de Montréal, ne dispose de données chiffrées concernant spécifiquement les cas de harcèlement ou d’agression dans les transports en commun. « C’est très difficile de faire un portrait précis, indique Laurent Gingras, sergent des relations médias du corps policier de la métropole. Nos statistiques ne sont pas ventilées par lieu. »
Même son de cloche du côté de la Société de transport de Montréal (STM) qui ne dispose d’aucun registre qui ferait état du nombre de femmes victimes d’actes sexistes dans les autobus ou dans le métro. Plus encore, souligne le sergent Gingras, la frontière est mince entre le comportement inapproprié — mais qui n’est pas considéré comme étant criminel — et l’agression qui, elle, est une infraction au sens de la loi.
Sur la plateforme Web de l’organisation Hollaback Montréal — branche locale du groupe international qui lutte contre le harcèlement de rue et la violence faite aux femmes dans les espaces publics —, les témoignages sont pourtant nombreux. Il y a celui d’Anne qui, coincée dans un wagon bondé de la ligne verte, a senti un homme frotter son sexe en érection contre son dos. Celui d’Esmee, qui a été témoin d’une altercation à la station Vendôme, alors qu’un homme insultait une femme qui, de toute évidence, ne demandait qu’à poursuivre son chemin. Ou encore, celui de Myriam qui s’est fait toucher sous sa jupe lors d’une panne de métro à Berri-UQAM.
Peu de plaintes
Pour Sylvie Parée, professeure au Département d’études urbaines à l’Université du Québec à Montréal, l’absence de données n’est pas une surprise. « Ces statistiques n’existent pas parce que la très grande majorité des femmes ne portent jamais plainte,explique-t-elle. Et qui pourrait les blâmer ? Essayez donc d’identifier votre agresseur dans un wagon de métro à l’heure de pointe. Parfois, les femmes n’ont même pas le temps de saisir tout à fait ce qui leur est arrivé. Ça ne veut pas dire que le problème n’existe pas, au contraire ! »
Dans certains cas, dénoncer semble même insuffisant pour faire changer les choses. C’est entre autres le cas d’Ariane qui s’est fait agresser, en plein jour, dans un taxi en septembre dernier. Après avoir voulu lui imposer une taxe « spéciale » pour utiliser sa carte de débit, le chauffeur a refusé de la laisser sortir de sa voiture, accélérant et lui bloquant le passage de son bras. La jeune femme a finalement réussi à fuir l’habitacle à un feu rouge. « Je suis allée voir la police et j’ai appelé le Bureau du taxi de Montréal, sans succès, déplore-t-elle. On m’a dit que, parce que je refusais de payer, c’est moi qui étais en tort. Au Bureau du taxi, mon dossier est toujours en attente d’évaluation. » Depuis, Ariane évite les taxis lorsqu’elle est seule.
« Le sentiment de sécurité ne se mesure pas seulement en fonction du nombre de plaintes déposées », rappelle Jennifer Robert-Colomby, analyste senior pour Femmes et villes international (FVI), un organisme basé à Montréal qui s’astreint depuis 2002 à développer des outils pour rendre les villes du monde entier plus sécuritaires pour les femmes. « Ce sentiment se traduit aussi par les comportements adoptés par les femmes. Par exemple, si celles-ci hésitent à aller dans certains quartiers après la tombée du jour ou si elles évitent de se retrouver seules dans une voiture de métro. Il y a la violence vécue et la violence potentielle. Ce sont ces deux variables qu’il faut prendre en compte. Oui, il y a les chiffres, mais il y a aussi tout ce qui se cache derrière. »
Ségrégation et sensibilisation
Pour lutter contre un problème de plus en plus criant, des sociétés de transport offrent maintenant aux femmes de ne voyager qu’entre elles. Ainsi, des wagons unisexes ont, par exemple, été instaurés en Inde, au Japon et au Mexique. Des taxis conduits par des femmes et réservés à la clientèle féminine ont aussi commencé à faire leur apparition, arpentant les rues de grandes villes aux quatre coins du monde. À New York, par exemple, l’application mobile She Taxis permet, depuis 2014, aux femmes de ne faire affaire qu’avec des femmes pour assurer leurs déplacements. Un service similaire existe, au Caire, à Londres et à Paris, pour ne nommer que ceux-là. D’abord marginales, ces formules gagnent toutefois en popularité chaque jour.
« Ce sont des moyens mis sur pied pour garantir la sécurité des femmes et qui, malheureusement, ne sont pas choisis par hasard, précise Jennifer Robert-Colomby.Mais il est important de ne pas les considérer comme une fin en soi. La ségrégation sexuelle doit demeurer une alternative temporaire, sinon on envoie le mauvais message. Il faut faire en sorte que les hommes et les femmes arrivent, au bout du compte, à vivre ensemble. » À son sens, il est donc impératif que ces solutions s’accompagnent de campagnes de sensibilisation et de programmes d’éducation populaire. C’est notamment le cas en France où une campagne nationale a été mise sur pied par le gouvernement. L’objectif ? Inciter chacun à briser le silence et à se mobiliser pour signaler tout comportement sexiste.
À Montréal, les femmes ont, depuis 1996, la possibilité de demander aux chauffeurs d’autobus de s’immobiliser entre deux arrêts officiels après le coucher du soleil. « Vous savez que la société de transport montréalaise a été la première au monde à mettre en place un dispositif comme celui-là, lance Jennifer Robert-Colomby de FVI, une pointe de fierté dans la voix. Ç’a été repris un peu partout ensuite ! Mais depuis, on stagne, comme si on avait l’impression que ça n’existe pas ici. Il ne faut pas attendre que ça dérape pour agir. Au contraire, il faudrait peut-être profiter des apparences tranquilles pour prévenir, plutôt que de guérir.
Article paru dans Le Devoir.