Il aura donc fallu une telle ineptie pour qu’on parle de pauvreté dans cette campagne électorale.
Évidemment, on ne remporte pas une élection avec un plan pour éradiquer la pauvreté. On ne conquiert pas le pouvoir en séduisant ceux qui n’en ont aucun : les petits salariés, les précaires, les abîmés. C’est tout entendu : il y a plus à gagner à courtiser les chambres de commerce que les groupes communautaires.
N’empêche, la pauvreté progresse. Le nombre de travailleurs pauvres, par exemple, ne cesse d’augmenter. De plus en plus de gens appellent à l’aide et il est toujours plus ardu de leur prêter main-forte. On le sait, ça aussi. Mais on le sait sans le voir. Cette détresse est invisible et inaudible. Si bien qu’il m’arrive souvent de douter même qu’on la comprenne. Particulièrement lorsqu’un premier ministre sortant déclare spontanément qu’il est possible de nourrir sa famille avec 75 $ par semaine.
Invisibles sont aussi les efforts titanesques déployés dans le réseau communautaire pour aider les plus vulnérables à se reconstruire, en marge du système de santé — celui-là bien placé au coeur de tous les débats. Je dis « en marge », mais on a plutôt l’impression que le communautaire, qui fonctionne à peu de frais et souffre d’un sous-financement chronique, agit à la fois comme bassin de récupération pour les débordements du réseau public et comme carrefour pour répondre à des besoins complexes, qui nécessitent un travail de longue haleine.
Lundi, je visitais la Maison grise, une maison d’hébergement pour femmes en difficulté, à Montréal. Les femmes admises y restent jusqu’à deux ans, dans un logement autonome. Les problèmes qu’elles vivent sont extrêmement divers, souvent complexes. Près de la moitié sont immigrantes. Certaines ont des enfants, des problèmes de santé mentale, de toxicomanie, ou alors elles fuient la violence. Ça varie. Mais dans tous les cas, le chemin les ayant menées à la Maison fut long et douloureux. Les intervenantes — il y en a sur place en tout temps — prennent le temps de panser les blessures laissées par la violence, les abus, la pauvreté. Chaque jour, elles accompagnent ces femmes qui entreprennent la tâche immense de se reconstruire. Pour ça, ni l’augmentation du nombre de places sur la liste d’un médecin de famille ni la construction de maisons de retraite coquettes, qu’on brandit pourtant sur toutes les tribunes, ne sont très utiles.
Non, ici, pour déplacer des montagnes, on s’arme de patience, de courage… « et on fait preuve d’inventivité ! » lance Danielle Rouleau, la directrice de la Maison.
Le principal défi rencontré par l’organisme dans l’accomplissement de sa mission ? « Le financement », dit Danielle. Le fait qu’il soit de plus en plus difficile d’obtenir un montant stable et suffisant pour soutenir le fonctionnement des organismes. Qu’on les force désormais à faire financer leurs projets à la pièce, ce qui gruge temps et énergie.
Il y a des années que le communautaire réclame qu’on le finance mieux. 355 millions de plus par année et l’indexation des budgets : voilà ce que demande la Table des regroupements provinciaux des organismes communautaires et bénévoles, à l’occasion de la campagne électorale. Ce n’est pas la mer à boire, quand on voit les montagnes que ces groupes déplacent.
Line est dans la cinquantaine. Elle quittera sous peu la Maison grise, deux ans après y être entrée. À son arrivée, elle venait de tourner le dos à trente années de violences conjugale et familiale. « J’en ai pleuré une shot, me dit-elle. Pis j’ai eu peur. Mais sans un endroit comme ici, jamais j’aurais pu voir que ça vaut la peine d’être encore là. » Aujourd’hui, elle vient de terminer un DEP. Elle a trouvé un emploi, avec un salaire digne. Et elle rêve d’un HLM à elle, avec un peu de verdure autour, si possible.
Entre la recherche de logement, le travail, les activités et la thérapie, Line suit assidûment la campagne électorale. Je lui demande si elle sait pour qui elle va voter. Sa priorité est claire : les transports collectifs et l’environnement. « Moi, je sais ce que c’est de se priver de manger pour payer sa passe d’autobus, lance-t-elle. Pis je veux laisser une planète qui a de l’allure à mes petits-enfants. »
Elle sait également, présume-t-on, qu’on ne nourrit pas une famille avec 75 $ par semaine. Si Philippe Couillard mettait un peu moins d’énergie à courtiser les puissants, et un peu plus à écouter ceux à qui on ne s’adresse jamais lorsqu’on fait des promesses électorales, il le saurait, lui aussi.
Chronique d’Aurélie Lanctôt parue dans Le Devoir