Par Hélène Buzette, dans le Devoir du 9 juillet 2014. De tous les modèles législatifs en vigueur pour encadrer la prostitution, il semble que le gouvernement conservateur se soit inspiré du meilleur pour concocter son projet de loi C-36. C’est du moins ce qu’est venu dire aux députés fédéraux le rapporteur général sur la violence à l’égard des femmes du Conseil de l’Europe, José Mendes Bota.
M. Bota a signé en mars dernier un rapport sur l’impact des différentes approches à la prostitution qui sont en vigueur en Europe. Ces approches vont de la prohibition complète (Albanie, Croatie, Roumanie, Russie, Serbie, Ukraine) à la légalisation (Autriche, Allemagne, Grèce, Pays-Bas, Suisse, Turquie) en passant par l’abolition, que ce soit par la criminalisation des actes périphériques tels que la sollicitation (Italie, Espagne, Pologne, Portugal, Royaume-Uni) ou la criminalisation exclusive des acheteurs de sexe (Suède, Norvège, Islande).
José Mendes Bota, lui-même portugais, en arrive à la conclusion que c’est ce dernier « modèle nordique » qui fonctionne le mieux.
« Ce que j’ai entendu de plusieurs organisations, c’est que les objectifs principaux de la légalisation ont tous échoué »,a expliqué M. Bota aux élus mardi. Il comparaissait par vidéoconférence aux audiences estivales extraordinaires du comité parlementaire étudiant le projet de loi C-36. « Un des principaux arguments était de s’attaquer au crime organisé qui est derrière le trafic et la prostitution. Et c’est exactement le contraire qui s’est produit. Un autre argument était d’améliorer le statut des prostituées. Et c’est le contraire qui arrive. »
La voie canadienne
Résumant son rapport, M. Bota a expliqué que la légalisation de la prostitution menait à une expansion radicale de l’industrie du sexe et du trafic humain qui l’accompagne. Et même légale, elle intéresse beaucoup le crime organisé.
« Les prostituées sont contrôlées par la mafia, par le crime organisé, et c’est exactement ce que ces pays qui ont adhéré à la légalisation voulaient éviter ! Regardez les Pays-Bas. […] La police a fait un rapport concluant que 90 % des femmes dans le Red Light District sont contrôlées par le crime organisé. » En Allemagne, qualifiée du « plus grand bordel d’Europe », seulement 44 % d’entre elles sont enregistrées aux assurances sociales.
À l’inverse, en criminalisant l’achat mais pas la vente de services sexuels en 1999, la Suède a accru l’étanchéité de ses frontières au trafic de personnes, a dit M. Bota. « Le crime organisé ne considère plus la Suède comme un marché attirant pour ses affaires »,a-t-il avancé en citant des appels téléphoniques interceptés par Interpol.
Dans son rapport de mars, M. Bota recommandait aux États membres de criminaliser l’achat de services sexuels comme l’a fait la Suède en 1999, d’interdire la publicité directe et « déguisée » de services sexuels, et de mettre en place des programmes d’aide pour sortir de l’industrie. Ces recommandations ressemblent beaucoup à ce que le gouvernement conservateur propose.
Hostilité palpable
Le projet de loi C-36 interdit la publicité de services sexuels. Il rend illégal l’achat de services sexuels. Les prostituées qui vendent ces services sont à l’abri de poursuites, mais pas si elles sollicitent leurs clients dans la rue de manière à entraver la circulation, ou dans des endroits où il est raisonnable de s’attendre à y trouver des personnes mineures. C’est ce dernier élément qui fait dire aux députés de l’opposition que le projet de loi conservateur ne s’inspire pas vraiment du modèle suédois. Ils prennent donc les commentaires de José Mendes Bota avec un grain de sel.
« Ici, on criminalise quand même les prostituées alors que le modèle nordique ne le fait pas. On ne met pas les mesures sociales nécessaires et ça, le modèle nordique le demande. Alors il y a beaucoup de choses que le gouvernement doit faire pour le rendre conforme s’il est un tenant du modèle nordique », a soutenu la néodémocrate Françoise Boivin. Le libéral Sean Casey a déploré que M. Bota ne mette pas l’accent, pendant son témoignage, sur l’importance de décriminaliser les prostituées en toutes circonstances.
Même ceux qui sont d’accord avec le projet de loi du gouvernement demandent un tel changement. Plusieurs groupes d’ex-travailleuses du sexe et des féministes abolitionnistes estiment qu’en aucune circonstance les prostituées ne devraient être criminalisées.
Notons qu’il existe une hostilité palpable entre d’une part les organismes représentant les travailleuses du sexe qui s’opposent au projet de loi et d’autre part les groupes de femmes (féministes abolitionnistes et ex-travailleuses du sexe) qui appuient le gouvernement.
Certaines du premier groupe soupçonnent l’existence d’une « industrie » du faux témoignage d’ex-prostituées repenties. Les secondes renâclent lorsque les Stella ou Maggie’s minimisent les impacts négatifs du métier de leurs membres. Lorsque la représentante de POWER représentant les prostituées d’Ottawa-Gatineau a soutenu en comité que la légalisation des « danses à 10 $ » ne s’était pas traduite par une ruée d’hommes dans les boîtes de danseuses, des femmes dans l’assistance ont lancé ironiquement : « Ah non ? »
voir l’article et une excellente carte sur le site du Devoir