Le prix de la violence ordinaire : 8000 milliards de violences faites aux femmes

Une commission indépendante a dévoilé cette semaine un volumineux rapport dans lequel des experts estiment le coût économique de la lutte contre les changements climatiques d’ici 2030 à moins de 1 % à 4 % du produit intérieur brut (PIB) mondial, soit l’équivalant d’un petit retard de croissance de 6 à 12 mois sur un horizon d’une quinzaine d’années.

On pourrait discuter longuement de la fiabilité de telles estimations sur des phénomènes aussi complexes, ainsi que du caractère réducteur de ramener à un coût économique un problème touchant tellement d’autres facettes de notre vie sur terre. Ces chiffres ont tout de même le mérite de retourner contre leurs auteurs les arguments de ceux qui — sur la base de données factuelles tout aussi fragiles sinon plus encore — disent que la bataille contre les changements climatiques ramènerait nos économies à l’âge de pierre.

 Ouille!

Plus tôt ce mois-ci, deux chercheurs se sont prêtés à un exercice tout aussi périlleux, mais à propos d’un tout autre problème. Dans une étude d’une cinquantaine de pages, l’économiste de l’Université d’Oxford, Anke Hoeffler, et le politologue de l’Université Stanford, James Fearon, comparent les coûts économiques des guerres, du terrorisme et des conflits armés civils à ceux de la violence ordinaire, comme les meurtres, la violence faite aux femmes et autres mauvais traitements infligés aux enfants.

Leurs résultats sont saisissants. On y conclut que toutes ces violences coûtent, au bas mot, 9500 milliards par année, ou l’équivalent de 11,2 % du PIB mondial. De ce total, seulement 167 milliards (ou 0,2 % du PIB) seraient attribuables aux victimes des conflits armés ou au terrorisme. Les « banals » meurtres coûteraient déjà quatre fois plus, avec 700 milliards (ou 1,4 % du PIB), à raison de cinq victimes mâles pour une victime féminine.

Mais c’est lorsqu’on se tourne vers la violence faite aux femmes et aux enfants qu’on arrive aux choses sérieuses, avec un coût total hallucinant de 8000 milliards, soit presque 10 % (9,4 %) du PIB mondial.

Les coups, agressions sexuelles, mutilations génitales et autres violences non mortelles infligées aux femmes coûteraient ainsi, chaque année, plus de 4400 milliards (ou 5,2 % du PIB), dont la quasi-totalité serait infligée par leurs conjoints. Les sévices dont sont victimes les enfants leur viennent, eux aussi, à 80 % de leurs parents et auraient annuellement un coût économique de 3,6 milliards (ou 4,2 % du PIB), selon Hoeffler et Fearon.

Ces chiffres se basent parfois sur de grandes enquêtes sur le terrain — comme l’UNICEF vient d’en terminer une terrifiante sur la violence contre les enfants —, mais presque jamais sur des statistiques officielles qui restent extrêmement rares en la matière.

Ils cherchent à cerner les coûts directs, comme les soins de santé, la perte de productivité et le processus judiciaire, de même que les coûts indirects, comme l’impact à long terme de la violence sur la réussite scolaire, les perspectives d’emploi, la pauvreté et les risques de reproduire les mêmes comportements. Ils partent généralement d’estimations économiques faites dans des pays riches qu’on transpose comme on peut à la réalité économique des autres pays et selon laquelle, par exemple, l’homicide d’un enfant coûterait l’équivalent de 8,1 millions aux États-Unis et l’agression sexuelle d’une femme par son conjoint 199 642 $, mais dix fois moins dans un pays en développement.

Ces résultats révèlent aussi de grands écarts, par exemple, entre des contrées où la fessée est de moins en moins tolérée et des pays, comme l’Égypte, le Tchad ou le Yémen, où plus de 40 % des enfants de 2 à 14 ans subissent des châtiments corporels extrêmes. Le coût estimé de la violence contre les femmes de la part de leurs conjoints équivaudrait à 3 % du PIB dans les pays riches et à 5 % en Extrême-Orient, contre 10 % au Moyen-Orient et en Afrique du Nord et presque 15 % en Afrique subsaharienne.

 Au-delà des chiffres

Des experts n’ont pas tardé à mettre en doute la solidité de ces chiffres. « On a cherché à rester conservateurs dans nos estimations », a rétorqué dans le quotidien britannique The Guardian Anke Hoeffler.

Mais quel que soit le degré de précision exact de ses chiffres, c’est l’ordre de grandeur qui compte. Ce qu’Hoeffler et Fearon veulent faire, c’est attirer l’attention des gouvernements, des institutions internationales et autres organisations humanitaires quant à l’importance d’un enjeu souvent complètement occulté par d’autres causes — par ailleurs parfaitement justifiées — comme l’éducation, la santé, la bonne gouvernance et le maintien de la paix. C’est aussi les convaincre de s’attaquer directement au problème en mettant de l’avant des solutions spécifiques qui ont déjà montré leur efficacité.

De faire cela, en mettant un prix sur la mort des uns et les souffrances des autres, peut paraître tordu, mais ce n’est pas surprenant dans un monde où la valeur des choses, comme la gravité des problèmes, est sans cesse ramenée à sa valeur monétaire et où la raison économique est trop souvent celle qui prime à la fin de tout.

Lire l’article sur le site du Devoir

Lire l’étude du Copenhague Consenssus Center