À la mémoire de Daphné

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« Est-ce qu’il faut que je meure pour que les policiers fassent quelque chose ? »

C’est la question insoutenable qu’elle a posée à une amie, deux heures avant de mourir dans un sous-sol de Mont-Saint-Hilaire. Question tristement prophétique, alors que le Bureau des enquêtes indépendantes et la Sûreté du Québec se penchent désormais sur son sort et sur sa mort.

Une mort qui aurait pu être évitée, qui aurait dû être évitée, se dit-on en suivant le fil sordide des évènements.

On ne peut qu’être choqué et atterré qu’un tel drame puisse encore se produire en 2017. On ne peut qu’être troublé par le fait que les appels à l’aide d’une femme dans de telles circonstances ne soient pas pris plus au sérieux par la police. Et on ne peut qu’exiger que cela ne se reproduise plus jamais.

Voilà une jeune femme qui se savait menacée et qui a fait la chose à faire dans les circonstances : alerter les autorités. Elle a dénoncé le harcèlement qu’elle vivait. Elle a dit qu’elle avait peur.

Quelques heures avant sa mort, quatre policiers avaient été appelés à intervenir. Comment se fait-il qu’aucun des quatre n’ait compris que la sécurité de la jeune femme était sérieusement compromise ? Comment se fait-il qu’aucun n’ait détecté dans son histoire la chronique d’une tragédie annoncée ?

Le couple avait rompu une semaine plus tôt. Le matin de la tragédie, l’ex-copain a publié sur Facebook une vidéo troublante où il disait souhaiter à Daphné « tout le malheur du monde ». Selon des amies de la victime, il l’avait déjà battue. Ce n’était pas la première fois qu’elle dénonçait à la police la violence qu’elle vivait. Il s’agissait là de signaux d’alarme très clairs qui auraient dû être considérés, observe Manon Monastesse, directrice générale de la Fédération des maisons d’hébergement. 

« C’est un drame qui aurait pu être évité. » – Manon Monastesse, directrice générale de la Fédération des maisons d’hébergement

En 2004, en collaboration avec le SPVM, un aide-mémoire a été créé spécifiquement pour les policiers afin de prévenir les homicides dans des situations de violence conjugale et intrafamiliale, rappelle-t-elle. On y trouve une série de questions très claires qui donnent des repères aux policiers appelés à intervenir dans de tels cas. Parmi les « indices critiques » à surveiller, il y a la peur de la victime, la présence de harcèlement et une situation de séparation récente.

Même si ces outils existent, ils ne sont pas suffisamment utilisés. Le drame de Daphné Huard-Boudreault n’est malheureusement pas unique en son genre, souligne Manon Monastesse. Elle cite l’histoire tragique de Maria Altagracia Dorval, tuée par son ex-conjoint, en 2010, six jours après avoir porté plainte à la police pour des menaces de mort. Même si les cinq policiers du SPVM qui sont intervenus dans son dossier ont été blanchis en déontologie, son histoire soulève les mêmes questions troublantes que celle de Daphné Huard-Boudreault. 

Fallait-il qu’elle meure pour que l’on prenne son cas au sérieux ? La formation des policiers est-elle suffisante pour pouvoir intervenir efficacement dans de tels cas ?

« À l’École nationale de police, seulement 6 à 12 heures sont consacrées à l’intervention en violence conjugale », déplore Manon Monastesse. Une information que l’École nationale de police ne pouvait pas me confirmer, hier. « Difficile pour nous de vous indiquer un nombre d’heures précis accordé à la thématique Violence conjugale dans le cadre de la formation initiale en patrouille-gendarmerie, m’écrit une porte-parole de l’École nationale de police. Cependant, cette thématique est l’une des deux les plus largement couvertes de ce programme de formation. »

Si de grands progrès ont été faits en matière de prévention, trop de policiers ont encore du mal à distinguer les conflits de couple des conflits de violence conjugale où le conjoint veut exercer un contrôle, croit Manon Monastesse. On tend aussi à banaliser la situation quand il s’agit de jeunes couples. Comme si le harcèlement dans un tel cas n’était qu’une manifestation banale de jalousie, plutôt qu’un acte criminel. Comme si ce n’étaient que des amourettes et que c’était moins grave.

Contrairement à ce que l’on aimerait croire, ces cas ne sont pas en voie de disparition. Les refuges qui viennent en aide aux femmes victimes de violence ont même noté ces derniers temps une augmentation de la demande provenant de très jeunes femmes (de 18 à 24 ans). Quand des intervenantes de la Fédération des maisons d’hébergement font des ateliers de prévention dans des écoles secondaires, qu’elles parlent aux jeunes de ce qu’est une relation saine et égalitaire, elles voient toujours des adolescentes, qui vivent ou ont vécu une relation violente, venir se confier à la fin de la séance.

Ne nous laissons pas berner par une illusion d’égalité. Même si on a tendance à croire que notre société est plus égalitaire que jamais, certains signes de ressac sont inquiétants, observe Manon Monastesse, qui milite depuis plus de 25 ans pour mieux prévenir la violence contre les femmes. « Pour nous, les vieilles de la vieille, on voit qu’il y a un backlash, avec l’hypersexualisation, les médias sociaux, la violence sexuelle et la violence conjugale. »

Beaucoup de chemin a été fait. Beaucoup reste à faire.

« Est-ce qu’il faut que je meure pour que les policiers fassent quelque chose ? », demandait Daphné. Il ne fallait pas, ça va de soi. Mais il est trop tard pour le lui dire. Elle est morte, et c’est d’une tristesse infinie. À la mémoire de Daphné et de toutes celles dont on a ignoré les cris, il faudra à tout le moins s’assurer qu’elle n’est pas morte pour rien.

Paru dans La Presse