L’ombre qui plane

aurelie

Les Journées d’action contre la violence envers les femmes battent leur plein. Depuis le 25 novembre et jusqu’au 6 décembre, plusieurs activités de mobilisation et de sensibilisation ont lieu un peu partout, au Québec et ailleurs dans le monde.

Les statistiques sur la violence faites aux femmes et aux filles sont effarantes. Les données indiquent que 87% des agressions sexuelles sont commises contre une femme, et que 86% des victimes connaissent leur agresseur. Au Québec, on recense qu’une fille sur cinq dit avoir subi au moins un épisode de coercition sexuelle de la part de son amoureux.[1] Chez les autochtones, la situation est encore pire: les trois quarts des filles de moins de 18 ans auraient subi une agression sexuelle.

La violence faite aux femmes ne doit pas être analysée comme une série d’actes isolés. Elle s’enracine dans les rapports toujours inégalitaires entre les sexes, et elle est sans cesse reconduite parce qu’une asymétrie de pouvoir subsiste entre les hommes et les femmes, en société. La plupart du temps, cette violence est dissimulée. À preuve, on estime que moins de 10% des agressions sexuelles sont rapportées aux autorités et que le tiers des victimes de violence conjugale ne portent pas plainte.[2]

La banalisation des relations amoureuses abusives et toxiques est également omniprésente dans la culture populaire. Il suffit de penser aux scénarios à la Twilight ou Fifty Shades of Grey, où l’on enduit le contrôle et la manipulation – quand ce n’est pas carrément la coercition – d’un vernis de romance et de passion.

Si on nie la violence lorsqu’elle s’insinue dans les rapports intimes, peut-on vraiment espérer la combattre ? On s’imagine toujours le cas stéréotypé du fier à bras qui frappe sa conjointe lorsqu’il est d’humeur massacrante. Mais la violence en situation intime est beaucoup plus complexe. Elle prend plusieurs visages : contrôle, dénigrement, insultes, chantage émotif. Il arrive également que la violence soit non seulement invisible de l’extérieur, mais difficile à identifier à l’intérieur même du rapport intime. Elle est parfois réduite à des « traits de caractère », excusée ou carrément niée, puisque les sentiments, l’affection, déforment les faits.

Or, il faut savoir identifier les schèmes violents pour soutenir celles qui s’y enlisent. Ce travail d’accompagnement et de soutien, il faut l’admettre, se fait pour l’essentiel à travers des réseaux de femmes. Souvent informels, d’ailleurs. C’est « entre nous » que nous recueillons les confessions, les récits et les appels à l’aide. Les amies, les voisines, les mères, les cousines, les collègues. Comme si nous avions intégré un devoir de vigilance et d’écoute. Même lorsque ça nous effraie, lorsque ce n’est pas le temps ou lorsqu’on ne sait pas quoi faire. Un accord tacite commande la solidarité, comme un automatisme.

Le fait d’endosser cette responsabilité, à un degré ou à un autre, a un coût. Cela fait planer sur nos vies le spectre de la violence. Il nous suit, comme une ombre, suscitant angoisses, craintes, méfiance et sentiments contradictoires, qu’il faut pourtant apprendre à concilier avec l’affection et l’amour qu’on donne et reçoit.

Voilà encore un fardeau imposé aux femmes par les rapports de pouvoir qui s’exercent en leur défaveur. Pour l’alléger, ne faudrait-il pas convier les hommes à cette conversation ? Après tout, si la violence plombe les relations intimes des femmes, ce n’est pas sans conséquence sur celles des hommes, qui en font aussi partie.

Cette semaine, la Fédération des maisons d’hébergement pour femmes organisait un Déjeuner des hommes, où les participants étaient invités à discuter de leur rôle dans la lutte contre la violence faite aux femmes. Il s’agit d’une très belle initiative. Mais force est d’admettre que ce genre d’appel est rarement entendu. Il faut multiplier les occasions de réfléchir tous ensemble à la violence faite aux femmes, car il ne s’agit pas que d’une affaire de femmes: c’est un enjeu de société.

Paru dans Châtelaine 

crédits photo: Istock