Les femmes brillent par leur absence dans les politiques et plans de lutte contre l’itinérance du Québec de même que dans les ressources d’aide mixtes, ce qui les stigmatise étant donné leur réalité distincte. C’est le principal constat que fait la recherche Rendre visible l’itinérance au féminin, menée pendant deux ans dans sept régions de la province, dont les résultats seront présentés jeudi et vendredi dans le cadre d’un colloque à Montréal.
« Nous avons pu constater à travers l’analyse des plans d’action, de la cartographie des services, des focus groupes tenus auprès d’intervenants et des entrevues réalisées auprès des femmes en situation d’itinérance à quel point persiste une lecture masculine de l’itinérance », peut-on lire dans le rapport de recherche, dont Le Devoir a obtenu copie.
Contrairement aux hommes, les femmes vivent leur itinérance de façon cachée. La plupart d’entre elles vont tout faire pour ne pas se rendre dans la rue. « Elles veulent que leur situation reste invisible, car elles sont soucieuses. Elles se débrouillent donc souvent seules », a constaté la directrice de l’École de travail social de l’Université de Montréal Céline Bellot, qui a dirigé les travaux avec une équipe de chercheurs et un comité de reconnaissance, formé d’une vingtaine de femmes vivant ou ayant vécu l’itinérance.
« Une femme a illustré cette réalité en nous disant : “Je me suis toujours battue pour rester sur la première marche de l’escalier” », relate-t-elle. Mme Bellot mentionne également le cas d’autres femmes qui ont passé jusqu’à quatre ans sans domicile fixe sans que leurs proches soient au courant de leur situation.
Réalités féminines
Si les femmes itinérantes sont soucieuses de cacher leur état, c’est parce qu’elles éprouvent plusieurs craintes. Tristement, elles ont pratiquement toutes été victimes de sévices de nature physique, psychologique ou sexuelle, et ce, parfois depuis l’enfance. « Parfois, les femmes ne fréquentent pas une ressource en particulier parce qu’un homme qui les a abusées s’y trouve », donne comme exemple Mme Bellot.
Celles qui sont mères taisent leur situation de peur de perdre la garde de leur enfant. Une fois celle-ci perdue, « c’est quasiment impossible » de la récupérer, soutient la chercheuse. Par ailleurs, la plupart des services ne prennent pas en compte la maternité.
En apparence banales, les inévitables menstruations « illustrent l’invisibilisation » des femmes itinérantes, selon Mme Bellot. « Les ressources distribuent des seringues et des condoms, mais pas de tampons, on n’y pense pas. »
Ainsi, un cercle vicieux s’installe : leur réalité étant invisible, les femmes itinérantes sont trop peu prises en compte par les plans d’action et les services. « Parce qu’il s’agit d’une itinérance cachée, on n’a jamais trop fait d’effort pour cerner ce problème », déplore la chercheuse.
Recommandations
Dans leur rapport, les chercheurs recommandent en premier lieu de prendre des mesures afin que soit reconnue la réalité des femmes itinérantes, notamment en la documentant.
Ensuite, des actions concrètes sont réclamées, notamment au sein des organismes, qui sont « historiquement construits sur des cas masculins », souligne Céline Bellot. « Dans les ressources mixtes, il y a une forêt d’hommes et quelques femmes derrière, mais on ne les voit pas, illustre la chercheuse. Si on ne fait pas attention, elles sont traitées comme des hommes. »
Réserver des postes d’intervenant aux femmes ou, par exemple, consacrer des plages horaires pour elles dans les soupes populaires, ce serait un premier pas pour leur fournir un environnement sécuritaire. Bien sûr, des fonds supplémentaires permettraient aux organismes, qui font déjà beaucoup avec peu, d’améliorer leur offre de services, mais de simples mesures peuvent déjà être prises, assure Mme Bellot.
« Il faut adopter des logiques de discrimination positive », ajoute-t-elle. Ceci pourrait-il léser les hommes dans le besoin ? « La machine favorise les hommes en ce moment », rétorque la chercheuse, qui donne comme exemple le processus d’attribution des logements sociaux qui est fondé sur l’itinérance de rue.
Les chercheurs plaident également pour une approche féministe en intervention, afin de renforcer la capacité d’action des femmes en situation d’itinérance. « Ces femmes se sont trop souvent fait dire qu’elles ne pouvaient rien faire dans la société », souligne Mme Bellot.
Pas de surprise
Au Réseau d’aide pour les personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM), « on n’est pas du tout étonné » par les conclusions de la recherche Rendre visible l’itinérance au féminin. Celles-ci correspondent à la réalité observée sur le terrain, soutient l’organisatrice communautaire Élise Solomon, responsable du dossier de l’itinérance des femmes.
« L’itinérance est traditionnellement décrite comme masculine, l’image de l’homme alcoolique dans la rue colle », soutient-elle.
Mme Solomon fonde peu d’espoir sur de nouvelles sommes pour aider les femmes. « On est assez déçus du Québec, qui, avec les mesures d’austérité, a beaucoup réduit les programmes sociaux. Le milieu de l’itinérance en ressent les effets, et on ne sent pas de volonté de réinvestissement. »
À Québec, les cabinets des ministères de la Condition féminine et de la Santé publique ont tous deux dit au Devoir qu’ils souhaitaient prendre connaissance des résultats de la recherche avant de se prononcer.
Combien y a-t-il de femmes itinérantes ?
Difficile de chiffrer le nombre de femmes itinérantes au Québec, étant donné leur invisibilité. Selon le calcul fait par la Ville de Montréal en 2015, les femmes comptent pour 24 % de la population itinérante. Ce chiffre ne tient toutefois pas compte de l’itinérance cachée, souligne la chercheuse Céline Bellot, qui souligne que les ressources d’aide consacrées aux femmes enregistrent des taux d’occupation et de refus supérieurs à celles pour hommes.
Sources : Le Devoir
photo : Jacques Nadeau Le Devoir