Devant la hausse de leur clientèle immigrante, des organismes pour femmes victimes de violences ou d’agressions sexuelles crient au manque de fonds pour embaucher des interprètes. Au bout du rouleau, ils exhortent le gouvernement du Québec à financer un service d’interprétariat gratuit, une demande récurrente laissée sans réponse depuis plusieurs années.
« On reçoit des femmes en grande vulnérabilité. Si on n’est pas capables de trouver quelqu’un pour leur parler dans leur langue, c’est une atteinte à leurs droits fondamentaux enchâssés dans les chartes », a déclaré Manon Monastesse, directrice de la Fédération des maisons d’hébergement pour femmes (FMHF), soulignant que l’interprétariat est devenu « une priorité ».
En juin dernier, un rapport de l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques sur le sous-financement des maisons d’hébergement pour femmes a évalué à 12,5 millions de dollars les sommes nécessaires pour offrir un suivi adéquat aux femmes violentées. Parce qu’elles assument ces coûts élevés à même leurs budgets de fonctionnement, les maisons d’hébergement ne peuvent offrir un interprète qu’une heure par semaine par femme allophone. Or, cela ne couvre pas leurs besoins pour les visites à l’hôpital, aux bureaux de l’immigration ou chez l’avocat, pour préparer leur passage en cour.
« Les enfants sont aussi très traumatisés, et on ne peut pas bien les aider. C’est crève-coeur », poursuit Mme Monastesse. Il y a même un cas tristement célèbre dans le milieu où, en l’absence d’interprète, les services de santé de Saint-Jérôme avaient demandé à un homme, soupçonné de violence conjugale, de servir d’interprète… pour sa femme.
Longs délais, difficulté à trouver des locuteurs de certaines langues, absence d’interprètes qualifiés… Les nombreux problèmes sont vécus par tous les organismes, mais demeurent particulièrement criants dans les centres pour femmes victimes de violence. « Il y a des femmes qui arrivent en maison d’hébergement, et c’est à peine si elles savent qu’elles sont au Canada. Ça fait dix ans qu’elles sont ici, mais elles ne parlent pas la langue et ne savent pas comment prendre l’autobus, ne connaissent pas la valeur de notre monnaie, ne savent pas dans quel quartier elles vivent… C’est absolument inacceptable que, dans une société comme la nôtre qui se dit progressiste, on ne soit pas capable de bien répondre aux besoins de ces femmes-là », poursuit Mme Monastesse.
Banque d’interprètes
Normalement, pour pouvoir communiquer dans la bonne langue, les organismes communautaires de tout le Québec ont recours à la banque interrégionale d’interprètes gérée par le Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS) du Centre-Sud-de-l’île-de-Montréal, qui offre des services d’interprétariat et de traduction dans une cinquantaine de langues. « Mais c’est très dispendieux », rappelle Diana Lombardi, coordonnatrice du Réseau d’action des femmes en santé et services sociaux. « On ne peut pas sans cesse creuser le budget des organismes, déjà qu’ils sont sous-financés ! » Et idéalement, ajoute-t-elle, les interprètes ne devraient pas simplement parler la langue, mais également être qualifiés pour ce genre d’interventions délicates, ce qui n’est pas toujours le cas.
La banque fait de son mieux, mais est loin de suffire à la tâche. Cet été, il a eu une pénurie d’interprètes en créole, parce qu’ils avaient tous été réquisitionnés auprès des demandeurs d’asile haïtiens qui arrivaient en grand nombre. En région, les rencontres se font souvent à distance, au téléphone ou par Internet, mais au fil du temps, plusieurs organismes ont dû se constituer des banques « maison » d’interprètes. Cela n’empêche pas les délais d’attente. « Il y a eu un cas où des policiers ont emmené une femme en maison d’hébergement et ça a pris trois jours avant d’avoir un interprète pour pouvoir communiquer avec elle. Pendant ce temps-là, elle ne savait pas où elle était. Dans une prison ? Sous surveillance ? On a parlé par signe et par dessins », raconte Manon Monastesse.
Le gouvernement critiqué
Le Québec est la seule province qui n’a pas de politique pour encadrer l’interprétariat et assurer un contrôle qualité. En effet, en Ontario comme dans les autres grandes provinces d’accueil de nouveaux arrivants, ces services sont gratuits pour tous les organismes et les services publics. « C’est la jungle ici. Chaque ministère fait un peu à sa tête », dit Stephan Reichhold, directeur de la Table de concertation des organismes au service des réfugiés et immigrants (TCRI).
En 2011, un comité interministériel avait produit un cadre de référence en vue d’élaborer une politique sur l’interprétariat, qui a été tabletté depuis. Venu à échéance la semaine dernière, le Plan d’action gouvernemental 2012-2017 en matière de violence conjugale, sous l’égide du ministère de la Condition féminine, ne prévoit pour l’instant aucune recommandation concernant le problème de l’interprétariat, sauf pour soutenir celui des… malentendants.
Exaspérés de toujours parler dans le vide, plusieurs organismes travaillant auprès des femmes victimes de violence et d’agressions sexuelles se sont donc joints à la Coalition québécoise contre la traite des personnes pour envoyer, début novembre, une lettre à plusieurs ministres (Justice, Condition féminine, Immigration, Santé et Services sociaux…) les exhortant à « créer un fonds spécial gouvernemental dédié à l’interprétariat ».
« C’est rendu que, dans les maisons d’hébergement recevant beaucoup de femmes immigrantes, le critère d’embauche, c’est de parler trois langues. Mais c’est mettre des diachylons sur tous les manquements du système », souligne Manon Monastesse. « Le gouvernement a toujours beaucoup misé sur l’intégration des immigrants au travail, mais qu’en est-il de l’intégration sociale et des droits des femmes ? »
Le ministère de la Condition féminine et celui de l’Immigration ont dit avoir accusé réception de la lettre de la Coalition, mais n’ont pas été en mesure de répondre aux questions du Devoir.
Sources : Le Devoir
photo : John Woods presse canadienne