#LesMotsTuent : et si les journalistes arrêtaient d’être des serial killers ?

les_mots_tuent

« »Morte d’avoir été trop belle » : cette fille, je l’ai bien connue, et je ne peux pas accepter qu’on dise que c’était sa faute. Elle est morte d’avoir été tabassée à mort, pas parce qu’elle a attiré des regards.»

Voici un exemple de message parmi les nombreux reçus depuis que j’ai ouvert mon Tumblr «Les mots tuent» en mars 2016. Le but de ce site : collecter les articles de presse qui traitent des violences envers les femmes de manière incorrecte, contribuant ainsi à les banaliser ou à les excuser. Il en contient à ce jour 253. Alors que le «crime passionnel» ne figure pas dans le code pénal, de trop nombreux journaux utilisent encore cette expression pour édulcorer ou indirectement justifier le meurtre conjugal. Les «drames familiaux», les «drames de la séparation», les «pétages de plombs» se retrouvent ainsi dans les colonnes des faits divers, entre deux chiens écrasés, comme s’il s’agissait d’événements isolés, liés au hasard et non systémiques. Pourtant, les violences envers les femmes ne sont pas des faits divers mais des faits de société. Elles constituent de véritables violences de genre qui ne doivent rien au hasard. Chaque année, 223 000 femmes sont victimes de violences conjugales, 84 000 sont victimes de viol ou de tentative de viol. Les femmes représentent 85% des victimes d’homicides au sein de couples officiels et non-officiels.

À LIRE :  grand format «Violences conjugales : enquête sur un meurtre de masse»

Une femme décède tous les trois jours, victime de son conjoint ou ex-conjoint. Alors que de trop nombreux journaux parlent de «coup de sang», de «pulsion» ou de «pétage de plomb» pour justifier un meurtre, les chiffres nous apprennent que dans bien des cas, l’acte était prémédité et s’inscrivait dans une longue série de violences installées. Les expressions «drame de la séparation», «drame conjugal» utilisées par de nombreux titres de presse sont problématiques car elles mettent sur le même plan le coupable et la victime. Elles circonscrivent à la sphère intime des phénomènes de société qui les dépassent largement. Il n’y aurait alors que des meurtriers malgré eux, les femmes étant considérées comme les éléments perturbateurs du couple.

Ces homicides sont pourtant très révélateurs du sexisme à l’œuvre dans notre société. Une enquête menée par la Mission interministérielle de protection des femmes contre les violences et de lutte contre la traite des êtres humains (Miprof) en 2015 avait ainsi démontré que le refus de la séparation puis la dispute et jalousie constituaient les mobiles les plus fréquemment identifiés lors des homicides sur compagne officielle. Ces trois mobiles représentent 70% des homicides et sont clairement révélateurs d’une volonté d’emprise et de contrôle de l’auteur sur sa partenaire. Mauvaise rencontre, faute à pas de chance ou tenue provocante : de trop nombreux titres de presse laissent encore entendre que la victime serait indirectement responsable de ce qui lui arrive ou imprudente. Le mythe du tueur ou du violeur sur un parking a encore la vie dure alors même que les chiffres nous apprennent l’inverse. Il est nécessaire de rappeler que le foyer est le lieu de tous les dangers pour les femmes : la famille et l’entourage proche constituent ainsi le premier espace dans lequel se produisent les agressions. Dans 37% des cas, c’est le conjoint qui est l’auteur des faits.

Le «victim blaming», ou culpabilisation des victimes à l’œuvre dans certains articles de presse est donc loin d’être anodin : il entretient la culture du viol et contribue à dissuader certaines femmes de porter plainte, alors même qu’elles ne sont que 14% à le faire suite à des violences conjugales. Pourtant des solutions existent. Le collectif «Prenons la une» a ainsi proposé à l’ensemble de la profession des outils pour utiliser les mots justes afin de ne plus minimiser les violences faites aux femmes. Bannir les termes «drame familial» et «crime passionnel»,protéger l’identité de la victime ou mettre en avant le contexte font partie des 11 recommandations du collectif. A ce jour, plus de dix médias se sont engagés à suivre ces outils. On peut regretter que le Parisien, qui figure très fréquemment dans le Tumblr, ne se soit pas associé à la démarche. La formation des jeunes journalistes sur ces questions est également prépondérante.

L’article 16 bis du projet de loi sur l’égalité femmes-hommes demandait de promouvoir la «lutte contre les stéréotypes, les préjugés sexistes, les images dégradantes, les violences faites aux femmes et les violences commises au sein des couples.» Cet article, critiqué par les écoles de journalisme («Ce n’est pas à l’Etat de dicter le contenu de leurs enseignements»), a finalement été supprimé. Les rédactions auraient pourtant beaucoup à y gagner. Servir les lecteur.rice.s, cela passe aussi par leur offrir l’information la plus juste et la plus factuelle possible. Cela passe également par une recontextualisation systématique, qui permettrait à chacun.e d’envisager tout acte de violence à l’encontre des femmes non comme un événement isolé mais comme un véritable phénomène de société. Utiliser les mots justes, recontextualiser n’est-ce pas une des missions premières du journalisme ? Un proche d’une victime m’avait dit un jour au sujet d’un titre d’article problématique : «C’est comme si on la tuait une deuxième fois.» Journalistes et rédactions, ne devenez pas des serial-killers. Il est temps de réagir.

Paru sur le journal Libération

crédits photo:  Boris Allin. Hans Lucas pour Libération