Jacqueline Sauvage : « C’est ainsi que je devins une femme battue »

sauvage

 Aujourd’hui, elle se confie dans un livre-témoignage. Un récit fort, et surtout indispensable.

« Mais pourquoi n’êtes-vous pas partie ? » Cette question, on l’a lui a posée, comme à des milliers d’autres femmes victimes de violences conjugales dont beaucoup peinent encore à comprendre le sort et la décision, celle de rester malgré l’horreur. Mutique, impénétrable, Jacqueline Sauvage n’a longtemps été que cette femme insondable au patronyme violent, cheveux gris, épaules basses, entourées de ses filles venues se battre pour celle qui ne les avaient pas protégées. Aujourd’hui, avec ce témoignage au cœur de l’indicible à domicile, elle livre la vérité de nombreuses victimes prise dans un engrenage dont elles ne parviennent pas à se délivrer.

« Mon marie m’avait coupée du monde. Nous n »avions plus d’amis. »

« Ma vie n’est pas un roman qu’on a envie de lire. Ce n’est pas un conte qu’on a envie de raconter », écrit Jacqueline Sauvage dans « Je voulais juste que ça s’arrête ». Et pourtant, quoi que l’on pense de la légitime défense dans cette affaire, de la décision des jurys et de la grâce finalement accordée, c’est justement ce roman, ce récit d’une vie minuscule dans laquelle le lecteur est invité, qui est si important aujourd’hui. « C’est ainsi que je deviens une femme battue. Celles dont on ne comprend pas pourquoi elles ne sont pas parties. » Et c’est bien de cela qu’il est question, ici. Comprendre et faire comprendre aux sceptiques l’enfer véritable des violences conjugales, l’emprise, la clé dans la porte qui, le soir, fait sursauter le foyer, les pas lourds des « mauvais jours » du bourreau qui deviennent progressivement plus fréquents, l’alcool, les gifles d’abord, les coups qui pleuvent, l’isolement (« Mon mari m’avait coupée du monde. Nous n’avions plus d’amis. ») mais aussi et surtout l’amour qui, au départ, a scellé le sort de la victime. Car oui, l’auteure ici parle beaucoup de ce coup de foudre qui la poussa à seize ans vers Norbert, ce beau garçon un peu brusque qui ne plaisait pas à ses frères. Ce regard de midinette qu’elle porta sur lui, (trop) longtemps, même après les premiers dérapages. Les enfants qui s’enchaînent, trois filles pleines de vies, et ce fils, Pascal, pendu le jour-même où sa mère prit un fusil pour faire cesser tout cela. Pascal qui décida en même temps, sans la concerter, que le cauchemar ne pouvait plus durer.

« On pensait tous que c’était le Marot qui allait tuer Jacqueline ». A la barre, les voisins, les quelques proches restés malgré tout, se succèdent. Ils le pensaient tous et pourtant, eux non plus n’ont rien fait. Aucun n’a prévenu les gendarmes, ni n’est intervenu dans ce huis-clos familial terrorisant, ni poussé « la Jacqueline » à partir. Pendant près de cinq décennies. « Vous avez déclaré au juge d’instruction avoir été rudoyée dès le début de votre mariage. Pourtant, vous êtes restée et avez eu quatre enfants avec celui que vous décrivez comme un tyran. C’est un peu étrange… », interroge la Présidente qui dirige les débats lors du premier procès. Et même le maire, qui déclare : « Il était certain qu’un drame arriverait dans cette famille, on le savait, mais on ne disait rien. » Ce sont des affaires privées, on détourne le regard.

« Je suis sûre que les femmes disent : « moi, si mon mari lève la main sur moi, je le quitte sur le champ ! « 

« Je ne me reconnais pas dans ce tableau que l’on peint de moi. Il manque toutes les ombres dans le décor, les couleurs les plus sombres. Ce visage qui apparaît sous les mots des magistrats, ce n’est pas le mien », décrit Jacqueline Sauvage, qui raconte les procès où elle peine à s’exprimer. Les couleurs, les ombres, ce sont les nuits passées recroquevillée dans le jardin, le visage tuméfié, alors que Norbert a fermé la porte à clé après avoir passé sa propre souffrance de mal vivre sur celle qui partage son quotidien. Ce sont les coups de pied dans le ventre, le repas qui doit être servi à temps, chaud, sous peine de représailles, les assiettes qui volent, et les passages dans le lit des filles. Sur ces épisodes, Jacqueline Sauvage passe vite. Elle ne savait pas, dit-elle, ne pouvait imaginer qu’en plus de la violence aveugle, son époux puisse violer ses filles. 

« Je lis la suspicion dans les regards des membres de la cour. Je suis sûre que les femmes se disent : ‘Moi, si mon mari lève la main sur moi, je le quitte sur le champ !’ C’est ce que je pensais aussi, avant de rencontrer Norbert », écrit-elle. C’est ce que ses lecteurs comprendront, aussi, en plongeant en apnée dans ces quarante-sept années de chute, de vie gâchée, de piège refermé. A quelques mètres de nos habitations dorment des victimes seules, isolées, par milliers, psychologiquement ou physiquement maintenues sous la coupe de tyrans ivres d’un petit pouvoir domestique traduit par les coups. Puisse ce récit mettre en lumière, à quelques semaines de l’élection présidentielle, toutes ces souffrances endurées dans une société qui, malgré les avancées, tolère encore trop souvent la toute-puissance entendue du patriarche dans le foyer. Puisse ce livre pousser les femmes battues à avoir ce déclic, celui de mettre un point final à l’horreur, avant qu’il ne soit trop tard.

Paru sur Elle.fr

crédits photo: Sipa