Après vingt ans à tenir à bout de bras le projet de L’Itinéraire, et à avoir vu des centaines d’itinérants retrouver un sens à leur vie en vendant ce journal de rue, Serge Lareault tire sa révérence, le coeur gros. Même s’il est fier de ce qu’il a accompli, l’homme de 48 ans est inquiet, alors que le nombre de sans-abris, désormais plus jeunes ou beaucoup plus âgés, a doublé à Montréal depuis 1994.
À quoi ressemblait le visage de l’itinérance il y a vingt ans ?
Quand j’ai commencé, c’était surtout du monde entre 30 et 40 ans, des gens qui ont eu une vie, mais souvent chez les hommes, des divorces qui se sont mal finis. C’était assez homogène. Il y avait de la maladie mentale, mais aussi beaucoup d’hommes qui étaient tombés dans l’alcoolisme, l’image du «robineux». Il y avait aussi beaucoup de drogues comme l’héroïne et la cocaïne.
Cela a beaucoup changé ?
Énormément. La désinstitutionnalisation commençait, et on s’est retrouvé avec un paquet de malades mentaux qui se retrouvaient complètement désorganisés. Et avec le décrochage, on a vu le phénomène apparaître des jeunes qui se retrouvent dans la rue. C’est un phénomène complètement différent : le jeune n’a rien vécu, il a connu seulement des échecs. C’est extrêmement difficile à réinsérer.
Il y a aussi eu une augmentation de l’itinérance chez les femmes, on ne sait pas encore très bien pourquoi. Et la nouvelle vague, c’est les personnes âgées. Des petits travailleurs à salaire minimum toute leur vie, qui perdent leur emploi à 50-60 ans; ils n’ont pas de pension et se retrouvent dans la rue.
Et le comble de tout, c’est la drogue. Aujourd’hui, avec le crack, le crystal meth, les pilules qu’ils vendent à 10 $ au métro Berri, ça rend le monde fou ! Soit ils empirent grandement les maladies mentales qu’ils ont déjà, soit ils en développent…
Et pour les itinérants, comment la réalité a-t-elle changé ?
Ce que j’ai découvert avec L’Itinéraire, c’est qu’il y a un pourcentage de plus en plus élevé dans la société occidentale qui ne s’intègre pas dans le marché de l’emploi. Le 9 à 5, le 35 heures par semaine, il y a toujours eu du monde qui ne casait pas là-dedans. Avec la complexité du milieu du travail, on ne s’en rend pas compte parce qu’on est dans le TGV, mais c’est extrêmement épuisant psychologiquement de changer de technologie. L’être humain n’est pas fait pour changer aussi vite. Oui, malgré tout, 80 % de la population passe à travers, mais il y a des gens qui capotent, qui ne sont pas capables de suivre ce rythme effréné, de constamment changer leurs habitudes de travail… Il y a de plus en plus de gens qui décrochent du système.
Comment L’Itinéraire aide-t-il ces gens ?
L’expérience de L’Itinéraire m’a démontré que ce n’est pas d’adapter les individus au système qui fonctionne, mais d’adapter le système aux individus. Il faut créer des espaces de vie et de travail, pour des gens qui peuvent travailler juste une heure ou deux par jour.
Quand tu fais la file pour la soupe populaire, pour le dortoir, tu es tellement écrasé et dévalorisé, tu n’as plus d’énergie, tu ne vois plus la lumière au bout du tunnel. L’Itinéraire redonne cette énergie, qui vient des gens autour de nous. Un projet comme L’Itinéraire ranime le moteur humain, donne l’énergie de s’en sortir. Il reste toujours des problèmes, un schizophrène va toujours rester schizophrène, mais c’est magique, ce qu’on fait.
Avez-vous des exemples qui vous viennent en tête ?
Robert Stacey, pendant 5 ans, il a vendu devant les bureaux de TVA. Et toutes les vedettes l’avaient adopté : Pierre Bruneau, Claude Poirier… Robert avait beaucoup souffert d’isolement. Mais quand il était à l’hôpital, avant de mourir, Pierre Bruneau était allé le voir. Robert m’a dit : «Après tout ce que j’ai vécu, j’étais tellement sûr de mourir seul comme un chien dans la rue, je n’aurais jamais pu imaginer mourir heureux comme ça. Même Pierre Bruneau est venu me voir à l’hôpital. Imagine, un gars comme moi…» C’est extrêmement touchant, peu de gens sont capables de dire qu’ils meurent heureux. Mais cette personne-là avait trouvé sa raison d’être.
Quelle est votre plus grande frustration ?
Je suis en maudit de voir à quel point rien n’a bougé en vingt ans. Je garde une certaine rancune de voir qu’il y a un manque de volonté politique.
Véronique Hivon (NDLR L’ancienne ministre péquiste déléguée aux services sociaux), avec sa politique nationale sur l’itinérance, elle m’a jeté à terre, parce que je la sentais réellement concernée. Malheureusement, le Parti québécois a perdu les élections, et on n’en entend plus parler. Je ne sens pas d’intérêt chez les libéraux. Ils ont même aboli le poste du ministre délégué aux services sociaux, que le PQ avait créé.
Je suis vraiment amer de tout ça, parce que je le sais qu’il y a des solutions, je le vois. Dans le réseau communautaire qu’on a déjà, s’il y avait plus de cohérence, s’il y avait plus de liens, si le gouvernement travaillait réellement à organiser tout ça, au lieu de garrocher de l’argent et de s’en foutre, on aurait un cheminement.
Quel serait le premier pas à faire ?
Aller collecter des données, c’est ce que dit le maire Coderre. On évalue le nombre d’itinérants à 30 000 à Montréal, mais on n’a aucune étude scientifique.
À court terme, le réseau communautaire de Montréal a identifié que ça prenait un centre de dégrisement. Parce qu’un policier qui ramasse un itinérant saoul mort ou drogué, il le met en prison ou il l’envoie à l’hôpital Saint-Luc. Dans les deux cas, cette personne-là ne va pas là. Ça prend des centres de jour, où ils peuvent aller pour avoir un répit. Ça manque à Montréal, ça commence à être urgent.
À plus long terme, faire une analyse des services offerts. Le gouvernement ne sait pas ce qui se fait. Il sait combien d’argent il donne par année, mais pas ce qui se fait réellement sur le terrain. Moi, je suis de ceux qui pensent qu’on n’a pas besoin de plus d’argent, mais plutôt de mieux coordonner les services.
Qu’est-ce que vous comptez faire, maintenant ?
Je suis extrêmement fier de ce que nous avons fait. Grâce à L’Itinéraire, 150 personnes par semaine retrouvent le chemin de la réinsertion. Mais ce n’est pas tout le monde qui peut vendre un journal dans la rue. Je voudrais faire mousser l’économie sociale et développer d’autres types d’entreprises. Je veux voir si je peux travailler à un autre niveau, plus global. Mais je dois prendre du temps pour réfléchir avant, et je veux mettre par écrit toutes mes expériences.