Violences conjugales : la légitime défense différée est-elle la solution ? Réponses en France et au Canada

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 Cette condamnation avait provoqué de fortes réactions d’associations féministes, ainsi que des débats dans la société française. La notion de légitime défense différée pour les femmes battues apparaît pour la première fois. 

Malgré les campagnes de prévention, les crédits alloués pour combattre le fléau, et un nouveau plan de bataille mis en place début octobre 2018, les violences contre les femmes ne diminuent pas : 123 femmes tuées en 2016 par leur conjoint ou compagnon. Comme cette jeune femme de 34 ans, mère de deux enfants, hébergée dans un centre d’accueil pour victimes de violences conjugales, qui a été violemment frappée au cou et tuée en pleine rue ce 30 octobre 2018, à Besançon (Est de la France). Ou cette autre retrouvée deux jours plus tôt gisant sur le sol, le visage ensanglanté, dans un immeuble du centre de Paris, frappée par son compagnon, en état d’ivresse. 

Les chiffres de 2017 s’annoncent tout aussi, sinon plus, terrifiants.

 Jacqueline Sauvage  est rapidement devenue un symbole de la lutte contre les violences conjugales. En 2016, Valérie Boyer députée Les Républicains des Bouches-du-Rhône va même jusqu’à déposer une proposition de loi portant sur « l’immunité pénale » pour les femmes victimes de violence conjugales. La députée rappelle que chaque année, plus d’une centaine de femmes sont tuées par leur conjoint, et que 223 000 femmes âgées de 18 à 75 ans subissent des violences conjugales graves, physiques ou sexuelles. La même année, une pétition demandant la grâce présidentielle de Jacqueline Sauvage suscite la signature de cent cinquante mille personnes. C’est ainsi que le  31 janvier 2016, François Hollande accorde une grâce présidentielle à madame Sauvage.

Quand une fiction voudrait changer la réalité

A l’automne 2018, TF1 diffuse son film consacré à l’histoire de Jacqueline Sauvage, avec Muriel Robin dans le rôle principal. « Jacqueline Sauvage, c’était lui ou moi »  arrive en  tête des audiences avec  environ sept  millions de téléspectateurs. Suite à cela, la vedette du film lance un appel pour aider les femmes battues. La comédienne réussit à mobiliser quatre-vingt-sept autres personnalités pour signer un appel contre les violences conjugales mais surtout remet sur la table la question de la légitime défense différée pour les femmes victimes de violences conjugales.

Une idée qui est loin de faire l’unanimité y compris parmi les défenseures des droits des femmes.

Le syndrome de la femme battue ou « l’impuissance apprise »

Le syndrome de la femme battue a été théorisé dans les années 1970 par la psychologue américaine Léonore Walker. Il est répertorié dans le registre américain sur les maladies mentales sous la rubrique « états de stress post traumatiques ». Il a servi à expliquer pourquoi des femmes battues ne sortaient pas des relations abusives pendant des années et finissaient par perdre le contrôle d’elles-mêmes, en s’engageant à leur tour dans la violence jusqu’à tuer leurs conjoints violents.

La chercheuse s’est appuyée sur « l’impuissance apprise », théorie élaborée par le psychologue Martin Seligman. Le principe de l’expérience est simple. Trois groupes de chiens sont attachés à un harnais. Les chiens du premier groupe sont simplement attachés à leur harnais durant une courte période et ensuite libérés. Les groupes deux  et trois  restent attachés. Le groupe 2 subit intentionnellement un choc électrique qu’ils peuvent arrêter en pressant un levier. Les chiens du troisième groupe quant à eux subissent les chocs mais n’ont aucun moyen d’y échapper.

Dans la seconde partie de l’expérience, ces trois groupes de chiens sont mis dans un nouveau dispositif avec un muret qu’il leur faut sauter pour éviter le choc. Seligman remarqua que là où les chiens des groupes un et deux ont facilement eu  le réflexe de sauter, ceux du groupe  trois restaient immobiles et subissaient. S’appuyant sur les résultats de Seligman  après avoir interrogé quatre cents femmes victimes de violences conjugales, Léonore Walker utilisa l’impuissance apprise pour décrire l’apparente incapacité de ces femmes à quitter une relation abusive, ou à prendre des mesures pour se protéger elles même ou leurs enfants. L’étude du professeur Walker donnait enfin une réponse plausible  à la légendaire question «  Pourquoi les femmes battues restent elles avec leur conjoints ? »

L’exemple canadien 

L’histoire d’Angélique Lavallée tout comme celle de Jacqueline Sauvage en France a secoué le Canada. En 1990, Angélique Lavallée est  acquittée du meurtre de son conjoint grâce à la validation par la Cour Suprême de la preuve d’expert sur le fait qu’elle présentait un syndrome de femme battue (SFB). Cette décision a marqué le passage de la non-reconnaissance à la reconnaissance de la perspective de la femme dans le traitement judiciaire des femmes battues qui ont tué leur conjoint au canada. Ainsi naquit l’arrêt Lavallée.

« Ce qui est intéressant dans l’arrêt Lavallée qui est un arrêt de la cour suprême est qu’il instaure une jurisprudence partout dans le pays. » – Maïra Martin directrice générale Action ontarienne contre la violence faite aux femme.

« Dans les mots retenus par les juges, il y a la réalité de la violence conjugale et l’effet que ça peut avoir sur les femmes. Déjà il faut savoir que l’arrêt s’applique seulement dans le cas de la légitime défense. Il ne peut pas s’appliquer dans d’autres situations. Notamment dans le cas Sauvage et il y a eu d’autres cas aussi en France ou la légitime défense n’a pas été reconnue donc c’est certains que pour ces femmes-là cet arrêt pourrait être avantageux et amener un autre regard sur la violence conjugale. Il y a de très bonnes choses au Canada sur lesquelles la France pourrait prendre exemple comme le code criminel et les agressions sexuelles. », précise Maïra Martin, directrice générale Action ontarienne contre la violence faite aux femmes. 

« Il est rare que des femmes tuent leurs conjoints, c’est plutôt le contraire. C’est elles qui sont tuées avant même de pouvoir penser à cette alternative. » – Manon Monastesse directrice de la Fédération des maisons d’hébergement pour femmes du Canada.

« Oui des femmes ont été acquittées sur cette base mais dans certaines situations cela n’a pas été retenu et elles ont été jugées coupables. Il y a eu de grandes avancées au niveau de l’accueil des victimes qui portent plainte mais c’est un succès mitigé parce que quand on regarde les statistiques des Canadiennes qui portent plainte pour violence conjugale, on est à un plafond de verre  qui tourne autour de 20%. Il reste encore beaucoup à faire. Au Québec, il y a environ une dizaine de femmes tuées chaque année par leur conjoint ou ex conjoint. Ça a baissé mais on reste quand même à douze victimes par an. A part inscrire une décision comme l’arrêt Lavallée dans le code criminel, il faut la formation des instances, juges, avocats et travailleurs pour comprendre la psychologie des femmes battues. C’est bien que les Français pensent à copier notre modèle mais il faut savoir l’interpréter pour avoir un impact positif plutôt que négatif. » affirme Manon Monastesse directrice de la Fédération des maisons d’hébergement pour femmes du canada.

Ce refus de la colère des femmes…

L’histoire de  Jacqueline Sauvage a déclenché en France des débats houleux. C’est pour cela que Valentine Faure, journaliste et collaboratrice à Marie Claire a décidé d’y revenir dans son livre « Lorsque je me suis relevée j’ai pris mon fusil. » Dans cet ouvrage, la journaliste s’interroge particulièrement sur la légitimité de la colère féminine.

 » La colère est un sentiment qui a toujours été interdit aux femmes. » – Valentine Faure, journaliste et collaboratrice à Marie Claire

« La colère féminine n’est légitime que lorsque c’est une maman qui gronde ses enfants ou une institutrice. Beaucoup d’études prouvent que les femmes sont très séparées de la colère. Le sentiment de colère chez les femmes se transforme en larmes. Elles la retournent contre elles même. Jusqu’à nos jours, la colère des petits garçons est jugée acceptable. Elle est moins réprimandée et associée à la force. Celle des femmes provoque l’hostilité parce que la femme idéale ne s’énerve pas. On n’est pas autorisées à l’exprimer comme les hommes. La colère est un sentiment utile, un élément de défense. C’est évidemment un premier pas pour se faire respecter. Accepter sa colère, c’est reconnaître qu’on en a ras le bol et qu’on veut que les choses changent. La colère est un sentiment qu’on doit reconnaître avant d’en arriver à la violence. Il faut l’utiliser comme signal  avant d’en arriver à des actes extrêmes comme ceux de Madame Sauvage. », nous explique-t-elle.

Lettre à madame Jacqueline Sauvage 

Le lendemain de la diffusion du film sur Jacqueline Sauvage, le procureur de la République de Blois, Frédéric Chevallier publie dans le journal le Monde une « Lettre ouverte à madame Jacqueline Sauvage ». Le magistrat, avocat général dans le procès en appel de Jacqueline Sauvage, avait requis la confirmation de sa peine.  

«  Il en ressort qu’elle n’est pas de ces femmes sous emprise. Mais une femme déterminée qui a fait des choix, dont celui, étonnant à ses yeux, de revenir vivre dans la maison où elle a tué son mari. Au fond, vous n’êtes pas le personnage qu’on a finalement construit au service d’une cause. » – Frédéric Chevallier procureur de la République de Blois.

« Tout au long du procès, je vais découvrir une forme de défense pénale à laquelle ma modeste mais régulière présence aux assises depuis plus de vingt ans ne m’avait jusqu’alors jamais confronté. Deux heures de plaidoirie, entièrement consacrées à soutenir un acquittement fondé sur une impossible analyse de la notion de légitime défense. Même « différée », elle ne pouvait justifier votre comportement. Adopter cette stratégie, sans à aucun moment aborder la peine que je proposais, c’était prendre un risque démesuré de vous voir rester en prison. Vous présenter comme soumise et sous l’emprise de ce « tyran » de Norbert, c’était nier totalement votre personnalité dont la réalité ne correspondait plus en rien à ce que vous avez été pendant quarante-sept ans. », écrit le magistrat du parquet. 

«  Pourquoi ne pas accepter, Monsieur l’Accusateur Public, et peut-être encore Homme de Droit et Homme de Justice, une réflexion sur la notion de légitime défense en France ?  » – 
Janine Bonaggiunta et Nathalie Tomasini, avocates de Jacqueline Sauvage.

Un texte qui a provoqué en retour la colère des avocates de Jacqueline Sauvage, Janine Bonaggiunta et Nathalie Tomasini : « Monsieur l’Accusateur public, vous n’avez rien compris, ni hier, ni aujourd’hui, à la vie d’enfer de Jacqueline Sauvage, battue, humiliée, trompée par Norbert Marot. (…/…) Et ce sont les chiffres épouvantables tels que celui d’une femme qui meurt sous les coups de son compagnon tous les deux jours et demi qui vous le crient ! Aussi, pourquoi ne pas accepter, Monsieur l’Accusateur Public, et peut-être encore Homme de Droit et Homme de Justice, une réflexion sur la notion de légitime défense en France, trop restrictive, archaïque et non applicable ? »

A la question de savoir ce qu’elle pense des propos du procureur, Valentine Faure exprime un propos plus nuancé : « Il parle du point de vue de la loi mais pas seulement. On sent qu’il a quand même une vision de ce à quoi une victime ressemble et que ce qui vient heurter cette vision là c’est le fait qu’elle était déterminée, qu’elle avait de la poigne. Pour lui, cela vient lui porter préjudice. Si elle avait été beaucoup soumise, peut-être qu’il aurait d’avantage compris qu’elle en soit arrivé à cette situation-là. Il y aurait deux  choses qui ne s’articulent pas, qu’elle soit une victime mais aussi une femme à poigne. Or on sait bien que ça arrive et que c’est bien plus compliqué qu’être inapte à se dégager d’une situation pareille. Par ailleurs, il a dit avoir aussi un manque d’empathie. C’est incroyable d’entendre cela de la part d’un procureur. Néanmoins sur la possibilité d’une légitime défense différée pour les femmes victimes de violences conjuguales en France, je suis contre. C’est très dangereux de spécifier un genre ».

Pourquoi, effectivement, cette « légitime défense différée » ne s’appliquerait-elle qu’aux femmes ? Le 30 octobre 2017, le corps d’Alexia Daval était retrouvé près de Gray en Haute-Saône. Trois mois plus tard, son compagnon avoue le meurtre, en expliquant avoir été victime de la violence physique et psychologique de la jeune femme, et d’accuser aussi la famille de celle-ci. Pourquoi, si ce concept était introduit dans le droit français, les avocats de ce jeune homme ne plaideraient-ils pas la « légitime défense différée ». Une porte ouverte vers la justice privée ? 

Sources : TV5 Monde | Les Terriennes 

photo : GONZALO FUENTES / REUTERS