«La violence sexuelle est une arme de destruction massive»

conradi

Les dénonciations d’inconduite sexuelle s’enchaînent d’un continent à l’autre dans la foulée de l’affaire Harvey Weinstein, portée par le mot-clic #metoo, et des affaires Gilbert Rozon, Éric Salvail et autres Gilles Parent au Québec. Pendant des décennies, des hommes, parfois haut placés, ont ou auraient multiplié les gestes inappropriés envers des femmes sans être sanctionnés.

 « La violence sexuelle est une arme de destruction massive des femmes. Une arme à large diffusion. Utilisée par les puissants comme par les faibles. Peu contrôlée par les institutions, tolérée socialement », écrit même l’auteure et ancienne présidente de la Fédération des femmes du Québec, Alexa Conradi, dans son livre Les angles morts, en librairie depuis mardi.

 À travers les 230 pages de son essai, elle invite les lecteurs à « regarder ce qu’on ne voit pas d’emblée ». Culture du viol, islamophobie, colonisation, agressions sexuelles, exclusion : elle revient sur ces sujets « qu’il faut faire l’effort de regarder ». « La violence sexuelle en particulier est parmi les plus importantes lignes de faille de notre société. »

 Le tiers des femmes en seront victimes au moins une fois dans leur vie, rappelle-t-elle, souvent au moment de leur entrée dans la vie adulte, alors qu’elles ont besoin de toute leur confiance pour se construire. « Les agressions sexuelles ont un effet destructeur, on s’en souvient des années plus tard. Et vu que ça se fait à répétition et à grande échelle, je trouve légitime de parler d’arme de destruction massive », affirme Mme Conradi, rencontrée par Le Devoir lors de son passage à Montréal pour la tournée de son livre.

Mais pourquoi ces femmes n’ont-elles pas porté plainte directement, se demandent certains ? C’est qu’il est parfois plus simple pour les femmes de fermer les yeux que de faire face à la réalité, explique Mme Conradi. « Il m’est arrivé de temps à autre, malgré mon engagement féministe, de détourner mon regard lorsqu’il était question de la violence faite aux femmes », confie-t-elle.

 Portées par l’idée que l’égalité des sexes est atteinte, qu’elles ont juste à prendre leur courage à deux mains pour foncer, les femmes tombent de haut en réalisant la place que prennent le sexisme et la violence sexuelle dans leur vie. « C’est lourd à assumer, d’admettre qu’on a ces boulets à porter, car on ne veut pas paraître comme des victimes », explique l’auteure.

 Les failles du système

 Lorsque les femmes décident de porter plainte, seulement trois agressions sexuelles sur 1000 se soldent par une condamnation, rappelle Alexa Conradi. « Même si des hommes se disent publiquement solidaires des femmes, même si des lois condamnent [l’agression sexuelle], même si des politiques existent pour la contrer, la violence, elle, continue. »

 Trop souvent, les femmes ne sont pas prises au sérieux par les corps policiers et le système judiciaire. La preuve en est qu’en moyenne, 20 % des plaintes sont jugées non fondées et ne sont pas comptabilisées dans les statistiques, note l’auteure, qui s’appuie sur une recherche du Globe and Mail menée en janvier. Mais « dans les faits, seulement 2 à 8 % des plaintes sont non fondées ».

 Cela n’a rien d’étonnant à ses yeux, alors que les forces de l’ordre font la une des journaux au pays, plongées au coeur d’allégations d’agressions sexuelles. Elle donne l’exemple d’agents de la Sûreté du Québec accusés d’avoir agressé des femmes autochtones à Val-d’Or, ou encore celui des recours collectifs intentés par 20 000 femmes employées de la Gendarmerie royale du Canada victimes de harcèlement sexuel.

 « Moi, je n’aurais pas envie d’aller les voir sachant qu’ils ont un sérieux problème de harcèlement sexuel dans leur organisation. Je me demanderais sur qui je vais tomber. S’ils vont me prendre au sérieux. »

 Vent de changement ?

 Ce fléau touche tous les milieux : économique, universitaire, politique, culturel, ou encore militant. Il serait grand temps, selon Mme Conradi, que le Québec — entre autres — « enlève ses lunettes roses pour réaliser l’ampleur du problème » et cesse de tolérer certaines pratiques qui contribuent au maintien de la culture du viol.

 « Lorsqu’on s’attaque à la culture du viol, on s’attaque aux fondements de la société. C’est pourquoi la démonter est un processus si difficile. Il y a beaucoup d’intérêts menacés. »

 « Prenons l’exemple de Harvey Weinstein : certains étaient au courant, tout un milieu a soutenu cette culture-là. […] Remettre en question la culture du viol, c’est faire tomber inévitablement des têtes », ajoute-t-elle.

 Les réseaux sociaux, critiqués pour éloigner les individus les uns des autres, ont notamment joué un rôle majeur ces dernières années pour faire éclater la vérité. Avant #moiaussi, le mot-clic #AgressionNonDénoncée avait soulevé une vague de dénonciations d’agressions sexuelles au Canada en 2014, dans la foulée de l’affaire Jian Gomeshi.

 « [Les médias sociaux] nous [lient] ensemble. Ça permet la création de réseaux de solidarité. Ça nous donne du courage », dit-elle, se réjouissant de voir ces mouvements se multiplier dans le monde et témoigner du fait que « les femmes ne se laissent pas faire ». « Parfois, on a besoin de lutter pendant 20 ans avant que les choses changent. On parle de plus en plus de la question des agressions sexuelles, et là on arrive à un moment majeur. […] Je pense qu’on assiste à un changement social. »

Pour une éducation sexuelle sociale

Davantage de politiques actives pour combattre les préjugés, la discrimination et le sexisme ambiant sont nécessaires, d’après Alexa Conradi. Et pourquoi ne pas commencer à l’école ? Au lieu de se borner à l’anatomie, les cours d’éducation sexuelle devraient plutôt se réorienter sur les rapports sociaux, les relations amoureuses et amicales, et aborder la sexualité dans la société de façon non sexiste et non hétéronormative, estime-t-elle. « Ça prend des discussions sur le consentement et la déconstruction de la culture du viol, tout ça s’apprend. »

Source : Le Devoir 

photo : Annik MH de Carufel Le Devoir