Monsieur le Ministre,
Alors que vous vous apprêtez à mettre en vigueur le programme Objectif Emploi, qui pourrait priver des milliers de bénéficiaires d’aide sociale d’une partie importante de leurs prestations (déjà terriblement insuffisantes!), j’aimerais vous raconter mon histoire…
Alors que vous vous apprêtez à mettre en vigueur le programme Objectif Emploi, qui pourrait priver des milliers de bénéficiaires d’aide sociale d’une partie importante de leurs prestations (déjà terriblement insuffisantes!), j’aimerais vous raconter mon histoire…
Je m’appelle Jeanne (nom fictif). Je suis arrivée au Québec en janvier 2009, avec ma fille et mon conjoint. En septembre de la même année, je me sépare. Je trouve du travail dans une commission scolaire en octobre ; un contrat d’un an, à temps partiel, pour pouvoir m’occuper de ma fille dont j’ai la charge complète. Mon ex travaille, mais refuse de payer une pension alimentaire. Je dois donc entamer des procédures judiciaires qui prennent beaucoup de temps…
Au terme de mon contrat de travail, je n’ai pas accumulé assez d’heures pour avoir droit au chômage. Je dois alors me résoudre à faire une demande d’aide sociale. Après des démarches extrêmement compliquées, on m’accorde finalement des prestations de 700 $ par mois. Mon loyer est de 545 $ ; il me reste donc 155 $ pour nourrir ma fille et payer les factures, ainsi que des frais de garde de 3 $ par jour (pour trouver du travail, j’ai besoin de faire garder mon enfant). Évidemment, ce n’est pas assez !
Je fréquente une banque alimentaire… Ça m’aide un peu, mais pour pouvoir acheter des aliments frais à ma fille, moi, je crève de faim. La pauvreté m’isole, je vis une séparation difficile et j’essaie de m’adapter à une culture que je ne connais pas. Je peux dire, avec le recul, que je développe des problèmes de santé mentale : anxiété, stress, dépression… Mais là encore, je n’ai pas d’aide.
« Comment ferez-vous, Monsieur le Ministre, pour vous assurer que les personnes soumises aux règles de votre beau programme ne sombrent pas tout droit vers la catastrophe ? »
Je décide, pour améliorer mon sort, de demander une mesure de Soutien au travail autonome (STA). Je l’obtiens et, au bout de 6 mois, je participe à un programme qui aide les femmes à se lancer en affaires. Je trouve du travail en septembre 2012. Peu de temps après, un organisme me propose un autre poste, mieux adapté à ma situation, mais je dois bénéficier d’une subvention salariale pour qu’on puisse m’embaucher. Emploi-Québec refuse… Pour eux, à cause de mon « profil », je dois travailler comme intervenante, même si je vis une situation terrible avec mon ex conjoint et que je suis épuisée physiquement et moralement.
Chaque pion dans le système que j’ai côtoyé (agent d’Emploi-Québec, intervenants des services sociaux, …) était sourd et niait ma situation. C’est finalement grâce à d’autres personnes qui ont croisé ma route (dont une intervenante en maison d’hébergement et les travailleuses d’un organisme qui accueille des familles monoparentales) que j’ai survécu. Sans ces précieuses rencontres, je serais probablement morte !
Si à l’époque de ma première demande à l’aide sociale, j’avais été soumise aux exigences de votre programme Objectif emploi, si j’avais été forcée d’occuper un emploi dans l’état d’épuisement physique et moral où j’étais, si on m’avait privée d’une partie importante de ma maigre prestation, j’aurais assurément abouti à l’hôpital psychiatrique ! Comment ferez-vous, Monsieur le Ministre, pour vous assurer que les personnes soumises aux règles de votre beau programme ne sombrent pas tout droit vers la catastrophe ?
Sur ce, je vous demande humblement de revoir votre position. L’approche coercitive que vous proposez a été dénoncée par un grand nombre de personnes et d’organisations et risque de faire beaucoup plus de tort que de bien. J’ai dû récemment rentrer en Belgique puisque le père de ma fille a choisi de quitter le Québec. Je tenais toutefois à vous livrer ce témoignage. Je sais maintenant que je suis forte et je me battrai pour que des mesures comme celles que vous vous apprêtez à adopter ne voient jamais le jour ici.
Note : L’auteure de cette lettre ouverte a préféré garder l’anonymat. La Fédération des associations de familles monoparentales et recomposées du Québec tient à souligner son courage et l’immense générosité qui lui a fallu pour livrer ce précieux témoignage.
Paru sur le Huffington Post
crédits photo: Roberto Tumini