Ras le bol des trolls

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Elles ont chacune leur parcours, leurs sujets de prédilection et leur approche, féministe ou pas. Mais, dans les derniers jours, les chroniqueuses Judith Lussier, Geneviève Pettersen et Marilyse Hamelin ont toutes trois pris la parole pour dénoncer la dureté et la persistance des commentaires qu’elles reçoivent sur les réseaux sociaux. Au point, dans certains cas, de jeter l’éponge. Rencontre.

« Dérive », « épuisement », « fatigue morale et intellectuelle ». Ce sont les mots avec lesquels les chroniqueuses Judith Lussier, Geneviève Pettersen et Marilyse Hamelin parlent de ce qui est devenu leur mal quotidien, soit leur rapport avec les « trolls », ces personnes toxiques qui sortent les crocs dans le confort désincarné des réseaux sociaux.

L’animatrice, auteure et chroniqueuse Judith Lussier, pour qui les internautes malveillants ont été « la raison principale de [sa] prise de parole », a décidé dimanche de jeter l’éponge et d’abandonner la colonne qu’elle avait au journal Métro depuis sept ans. Les trolls « sont aussi une source d’épuisement », lançait-elle sur Facebook.

Quelques jours plus tôt, Pettersen, auteure du roman La déesse des mouches à feu, avait aussi annoncé qu’elle cessait d’écrire pour Châtelaine. Pas principalement en raison des trolls, tient-elle à préciser, mais elle a profité de son mot d’adieu pour dénoncer les attaques « qui ont lieu sur les médias sociaux concernant les femmes qui osent critiquer ou avoir des opinions fortes, […] une dérive sur laquelle il faut réfléchir au plus vite ».

Écoutez la discussion entre les chroniqueuses Judith Lussier, Geneviève Pettersen et Marilyse Hamelin.

La prise de parole de Lussier et Pettersen a « fouetté » la blogueuse féministe Marilyse Hamelin, qui mène le site La Semaine rose. Elle avait décidé de cesser d’écrire en raison de « la souffrance liée au fait de récolter de belles grosses doses de mépris semaine après semaine », mais a retourné sa veste et décidé de ne pas accrocher ses patins.

Double standard

Le climat est malsain. Si le mal n’est pas nouveau, il continue à contaminer ceux et celles qui prennent la parole publiquement. En fait, davantage « celles », de spécifier Marilyse Hamelin.

« Il y a un double standard. Comme femme, tu es attaquée personnellement, sur ta famille, sur ton apparence, sur ton intégrité, ta compétence, ton intelligence, ta crédibilité. Être un homme ou une femme chroniqueur, ce n’est pas la même chose, même si tu ne chroniques pas sur le féminisme. »

Geneviève Pettersen, par exemple, se définit davantage comme généraliste, mais note que les trolls sont « vite sur le “elle, c’est une frustrée”, sur le “c’est une mal baisée”, “c’est une folle”, “c’est une hystérique”. Les chroniqueurs gars qui s’insurgent chaque jour ne se font pas traiter de frustrés ».

Sans répit

Judith Lussier, qui a coanimé les capsules Web Les brutes sur le site de Télé-Québec, reste discrète sur les raisons de son arrêt. Et elle précise aussi qu’il est difficile de cerner ce qui épuise les chroniqueuses. Les menaces de mort, de viol ? C’est inquiétant, mais presque trop gros. « Ce sont des micro-agressions, des petites affaires, du paternalisme. C’est incessant, incessant, dit Judith Lussier. Tu vas partager ton opinion sur tel sujet, tu vas nuancer tes propos du mieux que tu peux, et forcément tu vas te faire ramasser pour des choses qui n’ont rien à voir avec ton opinion. »

Pettersen dit recevoir des mots durs dans ses messageries privées sur Facebook et Twitter, sous les statuts qu’elle publie en ligne. « Il y en a qui trouvent mon numéro de cellulaire et qui me textent des insultes. »

Éclipse médiatique ? 

Judith Lussier tient à souligner que le journal Métro l’a beaucoup soutenue dans ce brouhaha. « Les gens qui modèrent les commentaires ont fait un travail exceptionnel ; ils m’ont protégée plus que moi je me protège sur les réseaux sociaux. »

D’ailleurs, est-ce que fuir les plateformes sociales est envisageable pour se protéger ? « Facebook nourrit notre travail, c’est difficile de s’en aller de ça », croit Lussier. Marilyse Hamelin l’a fait en décembre, « et il y a un prix à payer, Facebook te punit, tu es moins dans les algorithmes, ça prend du temps à revenir sur la map ».

Et il y a aussi certains employeurs qui préfèrent engager des plumes populaires sur le Web, souligne Pettersen. « C’est hypocrite de dire que ça ne compte pas. On est tous dépendants du nombre de clics sur nos articles, du nombre de partages. Je parle pour moi, mais c’est se voiler la face que de penser que ça n’existe pas. »

Suffirait-il, comme plusieurs le disent, de bloquer, de bannir les commentateurs quérulents ? Lussier plisse les yeux. « J’aimerais mettre quelque chose au clair une fois pour toutes. Les gens qui disent “bloquez-les”, sérieusement, pensez-vous que je suis conne, que je n’ai jamais pensé à ça ? Si c’était aussi simple… “Vous n’avez plus le droit de me dire ça.” C’est une évidence. Le message, il s’est rendu à toi. Et avant que tu les bloques, tu te dis : “OK, je vais lui laisser sa liberté d’expression”, et tu finis par le bloquer quand il t’a mise à bout’. » Mais le mal est fait. 

Fatigue, anxiété, découragement, autocensure, les effets de ce mal numérique sont nombreux. Et il n’est pas simple à résoudre. En parler, ne plus se laisser faire, déjà, semble une approche qui peut avoir un impact. Marilyse Hamelin évoque de possibles regroupements à ce sujet. 

Geneviève Pettersen, elle, propose une réflexion collective. « J’ai l’air un peu naïve, mais je pense que ça commence par des cours d’éducation numérique dans nos écoles, il faut se prendre en main. C’est un espace qui est là pour de bon, alors il faut apprendre à vivre là-dessus tous ensemble. »

Paru sur le Devoir

crédits photo: Annik MH De Carufel