Quitter son conjoint… au péril de sa vie

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Bien que plusieurs voient dans la séparation le début de l’accalmie pour les femmes victimes de conjoints violents, plusieurs experts affirment que la rupture constitue plutôt un très grand facteur de risque qui fait bondir de 75 % la possibilité pour une victime d’être blessée ou assassinée. Un risque que sous-estiment gravement les policiers et le système de justice dans le traitement des cas de violence conjugale.

 « Des études menées en 2009 aux États-Unis ont démontré que 51 % des femmes assassinées par leur conjoint ont été tuées quand elles tentaient de fuir la relation. La période post-séparation est un des plus grands facteurs de risque connus », affirme Sasha Drobnick, avocate pour l’organisme américain Domestic Violence Legal Empowerment and Appeals Project (DV-LEAP), basé à Washington.

 D’autres études réalisées par le ministère fédéral de la Justice américain confirment que les risques de violence sexuelle, de traumatismes et d’impacts sur la santé des victimes augmentent en flèche après une rupture, affirme cette spécialiste, qui participe au colloque qui réunit cette semaine dans la capitale fédérale des spécialistes de la violence conjugale.

 Un contexte explosif

 Or, l’actualité récente démontre que ce contexte explosif est parfois très peu pris en compte par les policiers qui accueillent les plaintes des victimes ou par les juges qui doivent statuer sur la remise en liberté d’un accusé en attendant son procès.

 Les meurtres récents de la jeune Daphné Boudreault, qui aurait été tuée par Anthony Pratte-Lops après avoir « pris un temps d’arrêt » dans leur relation, de Karen Smith, sur laquelle son mari aurait tiré lundi dernier à bout portant à San Bernardino après qu’elle l’a laissé, ou de Bridget Takyi, poignardée en 2012 après s’être enfuie avec ses enfants dans un refuge pour femmes, ne sont que des exemples de cette dynamique propre à la violence conjugale.

 À défaut de violence préalable, de voies de fait ou de menaces verbales très claires, de nombreuses plaintes sont pourtant jugées non fondées et les conjoints, relâchés sans autre forme de précaution, déplorent ces experts.

 Le contrôle sous la loupe

 Pour cette raison, plusieurs spécialistes préconisent d’élargir la définition de la violence conjugale et d’emboîter le pas au Royaume-Uni, où, depuis 2016, le « contrôle coercitif » exercé par un conjoint est clairement assimilé à un acte criminel.

 « L’homme qui a une mainmise depuis des années sur une conjointe va utiliser tous les moyens à sa disposition, dont la surveillance des courriels, des textos, des appels téléphoniques ou un GPS pour garder le contrôle sur sa conjointe. Il faut mieux former les policiers, les avocats et les juges pour qu’ils tiennent compte de cette dynamique très caractéristique de la violence entre conjoints », affirme Simon Lapierre, organisateur du colloque et professeur à l’École de service social de l’Université d’Ottawa.

 « Nos cours, en Amérique, ne considèrent pas le contrôle coercitif comme suffisant pour lancer un mandat de protection. C’est très frustrant. Pourtant, les réseaux sociaux sont souvent un nouvel outil pour abuser des femmes », juge Me Drobnick.

 Dans le cas de Daphné Boudreault et de son agresseur, les signes d’un contexte de contrôle étaient patents sur les réseaux sociaux, mais n’ont pas pesé dans la balance, pas plus que les appels à l’aide lancés un an plus tôt. « Il faut approfondir les enquêtes pour documenter l’état de la relation entre conjoints et établir la présence d’une situation de contrôle. Si on ne change pas la formation des policiers à la lumière de ces données, on rate le coche. Il faut envoyer un message clair qu’on ne voit pas la violence conjugale de façon restrictive », estime Simon Lapierre.

 D’autres pistes

 Pour Simon Lapierre comme pour Me Leighann Burns, avocate en droit de la famille à Ottawa et ex-directrice de la ressource pour femmes Harmony House, il presse aussi de revoir le processus de réception et de révision des plaintes pour violence conjugale, comme cela s’est fait à Philadelphie, une ville « modèle » en la matière. Dans cette métropole américaine, la collaboration serrée entre les ressources pour victimes de violence conjugale et les corps policiers a permis de faire chuter de 25 % à 4 % la proportion de plaintes jugées non fondées par les policiers.

 Aux États-Unis, où trois femmes ou plus sont tuées chaque jour par un conjoint, selon des chiffres de l’Association américaine de psychologie, des États ont instauré des processus expéditifs de traitement des plaintes en matière de violence conjugale.

 Révision en vue

 À Ottawa, le corps policier vient d’accepter, après deux ans de pressions exercées par les ressources pour femmes violentées, qu’un groupe d’experts indépendants révise systématiquement toutes les plaintes pour violence conjugale jugées non fondées par les policiers. Cette mesure, similaire au processus mis en place à Philadelphie, entrera en vigueur l’automne prochain.

 Selon Me Burns, les preuves présentées par les victimes seront passées en revue et et leur analyse pourrait conduire au dépôt d’accusations contre des agresseurs.

 Simon Lapierre souhaite que le Québec emboite le pas et qu’il s’établisse une plus grande collaboration entre spécialistes en violence conjugale et corps policiers. « La direction des enquêtes criminelles doit faire appel à d’autres professionnels que les seuls policiers pour prendre la décision de porter ou non des accusations,insiste-t-il. L’exemple de Philadelphie doit nous guider. »

Paru sur Le Devoir 

crédits photo : Istock