Projet de loi C36 : Prositution et pénalisation

Il existe un consensus sur la nécessité de lutter contre toutes les formes d’exploitations et de protéger des personnes qui le souhaitent, mais le sujet qui nous mobilise actuellement est l’impact de la pénalisation des clients sur la santé et l’accès aux droits des personnes se prostituant. D’ailleurs, on observe déjà la mise en place de stratégies de contournement des prostitué(e)s et des clients eux-mêmes alors que la loi n’est pas encore effective. Cette mesure va de fait mettre aussi à mal les autres dispositions nécessaires qui représentent pourtant une avancée en matière de respect des droits fondamentaux.

Médecins du Monde intervient dans plusieurs villes auprès des personnes se prostituant depuis plus de dix ans avec pour objectif d’améliorer leur accès aux soins et aux droits et témoigner des difficultés qu’elles rencontrent pour en bénéficier…

Sur la base de notre expertise médicale de terrain, nous constatons qu’il existe un gradient pour les personnes se prostituant en matière de choix, de vulnérabilité, d’exploitation avec des hommes, des femmes, des personnes en situation administrative précaire ou non. De fait il n’existe pas de groupe social uniforme soumis à des contraintes similaires mais une réalité plutôt complexe ou chacun avance selon des motivations qui lui sont propres.

Dans les faits, la prostitution reste souvent, de manière plus ou moins pérenne, un moyen de subsistance ultime. Développer cet argument ne consiste pas à accepter une fatalité mais à rappeler que des stratégies de contournement se mettent souvent en place pour contrer des dispositifs juridiques répressifs dès lors qu’il s’agit de survie, c’est-à-dire de vie ou de mort à court et moyen termes.

On connait déjà les effets contre productifs de dispositifs tel que le délit de racolage censés aider les personnes. L’expérience en Suède nous montre que la pénalisation des clients engendrera une confusion sur le caractère légal ou illégal de la prostitution, relèguera les personnes vers des lieux plus reculés et plus exposés à la violence et donc plus dangereux. Le pouvoir de négociation avec les clients sera diminué ainsi que le travail des acteurs médico-sociaux qui auront de la peine à accéder aux personnes. On observera une plus grande défiance vis-à-vis des forces de l’ordre et donc un réflexe moindre à y recourir en cas de violence subie, ce qui constitue de fait un recul du droit.

En France, certains témoignages et observations de terrain nous rapportent déjà un impact de la proposition de loi visant à pénaliser des clients. En effet, les équipes ressentent une tension liée à la concurrence plus marquée du fait de clients devenus plus discrets. Les rendez-vous sont donnés dans des lieux plus isolés, très loin des centres villes, ce qui génère un danger et une peur supplémentaire du fait d’une plus forte clandestinité. On voit se développer par ailleurs de nouvelles méthodes de travail faisant appel entre autre à des intermédiaires et davantage à internet.

D’ailleurs, la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH) ne s’y est pas trompée. Dans un avis rendu le 22 mai 2014, elle « se félicite de l’attention toute particulière portée à la traite des êtres humains dans la proposition de loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel ». Par ailleurs, elle adhère aux mesures d’accompagnement administratif et social des personnes en situation de prostitution tout en rappelant que ces mesures doivent s’inscrire dans une politique plus globale qui ne doit pas se limiter qu’à un parcours de sortie de la prostitution. De plus, la CNCDH approuve les mesures visant la répression de la traite et de l’exploitation contenues dans la proposition de loi, et se félicite de l’abrogation du délit de racolage passif dont les effets ont rendus la prostitution moins visible et les personnes plus vulnérables. Enfin, la commission défend la poursuite des clients de la prostitution de mineurs mais réfute la généralisation de la pénalisation des clients de la prostitution qui pourrait s’avérer contre-productive en isolant davantage les victimes de la traite et de l’exploitation sexuelle.

Ne nous trompons pas de débat, protéger les personnes qui se prostituent ne se résume pas à une lutte contre les inégalités hommes femmes et la bienveillance théorique ne suffit pas. Dans ce débat sociétal global, il s’agit de rappeler qu’en matière de prostitution se côtoient des enjeux de santé, de droits sociaux, d’immigration et de sécurité avec comme fil rouge la précarité dans la plupart des cas.

Prendre à bras le corps la question de la prostitution, c’est au fond s’attaquer aux inégalités sociales. Or, punir indirectement les personnes se prostituant en les forçant à adopter des stratégies de contournement dangereuses revient à instaurer un climat de défiance dont notre société doit pouvoir se passer pour mieux protéger celles et ceux qui y ont légitimement leur place.

Par Dr Jean-François Corty, Directeur des Missions France, Médecins du Monde et Irène Aboudaram, Coordinatrice de la mission auprès des personnes se prostituant à Nantes, Médecins du Monde

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