Le problème de Heidi

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Howard Roizen fait partie du gratin de la Silicon Valley. Cet ex-entrepreneur en haute technologie, ancien cadre chez Apple, est aujourd’hui un prospère investisseur en capital de risque. Reconnu pour son charisme, ami des riches et des puissants, il n’a jamais hésité à mettre à profit son vaste réseau de contacts pour propulser sa carrière.

Deux professeurs de gestion ont présenté ce cas en classe. Les étudiants aimaient bien cet Howard. Il leur semblait compétent et efficace, le genre de type qu’ils voudraient bien embaucher ou avoir comme collègue. Mais si on leur présentait une histoire identique en remplaçant le prénom de Howard par celui de Heidi, alors leur jugement basculait. Les étudiants trouvaient la femme tout aussi compétente, mais plutôt égoïste et pas vraiment aimable, et ils n’avaient pas envie de travailler avec elle.

La seule différence entre Howard et Heidi était pourtant leur sexe. Rien d’autre.

Cette expérience, menée par des chercheurs des universités de New York et Columbia au début des années 2000, illustre l’une des forces les plus puissantes qui entravent l’ascension des femmes sur le marché du travail : les préjugés inconscients.

Bien qu’il soit illégal d’écarter les femmes d’un poste en raison de leur sexe, la discrimination à leur égard n’a pas disparu pour autant. Des stéréotypes profondément ancrés continuent d’influencer nos perceptions, parfois sans que nous en ayons conscience, telles des lentilles déformantes qui nous empêchent d’évaluer objectivement la candidate devant nous. C’est ce qui est arrivé à Heidi.

Les psychologues étudient depuis longtemps ce genre de travers de l’esprit, qu’ils appellent « biais cognitifs » : des raccourcis mentaux, souvent automatiques, qui nous aident à trier l’information dont nous sommes inondés, à donner un sens à notre environnement et une certaine prévisibilité à nos relations humaines. Mais ces automatismes peuvent aussi brouiller notre jugement… comme lorsqu’on associe spontanément l’agressivité et l’opportunisme en affaires à un homme et qu’on grimace quand on perçoit les mêmes traits chez une femme. Une généralisation inoffensive si on participe à une expérience en classe, mais lourde de conséquences si on est responsable du recrutement dans une entreprise.

Si on ne se méfie pas, ces idées préconçues peuvent s’insinuer dans les décisions en matière d’embauche, de paye, d’évaluation et de promotion, et creuser au fil du temps d’importants écarts entre les hommes et les femmes. Des dizaines d’études scientifiques, menées tant en laboratoire que sur le marché du travail, le confirment.

Par exemple,une expérience réalisée à l’Université Yale a montré qu’entre deux CV identiques, l’un portant le nom d’une femme et l’autre celui d’un homme, des profs d’université jugeront le candidat masculin supérieur et seront prêts à lui offrir un salaire plus élevé pour un poste de chef de laboratoire. Ces travaux ont été relatés en 2012 dans la revue Proceedings of the National Academy of Sciences.

D’autres chercheuses (des universités Rutgers, Harvard et Yale, notamment) ont constaté que les femmes, mais pas les hommes, font mauvaise impression si elles vantent leurs compétences lors d’une entrevue d’embauche ; si elles prennent l’initiative de négocier leur salaire ; si elles parlent beaucoup en réunion, même en tant que patronnes. Ce sont de nouveau les préjugés inconscients qui sont à l’œuvre : dans le fin fond de notre esprit, on s’attend encore à ce qu’une femme s’efface et se soucie davantage du bien-être collectif que de ses intérêts personnels. Et quand elle convoite le pouvoir et tente de s’imposer avec le même aplomb qu’on trouve naturel chez un homme, ça nous met mal à l’aise ou, pire, ça nous rebute.

La bonne nouvelle, c’est qu’il existe des solutions simples et concrètes que les employeurs peuvent mettre en œuvre pour neutraliser les préjugés sexistes ; des méthodes éprouvées qui peuvent rendre les processus d’embauche, de rémunération et de promotion plus objectifs.

Dans les orchestres symphoniques, par exemple, le nombre de femmes engagées comme musiciennes, autrefois minime, a considérablement augmenté depuis que les auditions se tiennent à l’aveugle, c’est-à-dire à l’aide d’un rideau ou d’un écran qui cache aux jurés l’identité — et le sexe — de la personne jouant devant eux.

Certaines des plus grandes entreprises de la planète ont fait des bonds de géant en matière de représentation féminine grâce à ce genre d’approche. À chaque organisation, maintenant, de mettre en place sa propre version de ce rideau anti-préjugés.

Source : L’Actualité 

photo : Daphné Caron pour L’actualité