La double épreuve de la violence

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Mais la voilà encore ici quatre ans plus tard, dans une saga judiciaire face à un conjoint agressif et jaloux qui est prêt à tout pour l’empêcher de partir et la priver de son enfant. « Tout ce que je veux, c’est pouvoir rentrer chez moi avec mon fils ! »

 La violence dont elle a été victime a sculpté sa silhouette frêle et menue, la rendant presque invisible. Dans la chambrette de la maison d’hébergement où elle vient de passer près de deux ans de sa vie, elle raconte d’une voix douce, voire chuchote l’histoire abracadabrante de son séjour au Québec qui a viré au cauchemar.

 Crises, chantage émotif, menaces et insultes verbales, mensonges et manipulations…Elle a eu droit à tous les types de violence psychologique de la part de son conjoint, avec qui la situation s’est rudement dégradée à la naissance de leur enfant, peu de temps après leur arrivée à Montréal.

 « Il me disait : “Tu ne vas jamais retrouver ton fils. Et comment tu vas faire sans moi ? Tu ne peux pas travailler” », raconte Laurie, qui ne pouvait pas retourner en Belgique avec son fils par crainte d’être accusée d’enlèvement.

 Subir la violence est déjà une épreuve. Lorsqu’on a un statut d’immigration précaire, qu’on ne connaît pas nos droits, l’épreuve apparaît d’autant plus insurmontable.« Assez souvent, les femmes sont convaincues qu’elles n’ont pas le droit à un revenu et se sentent à la merci de celui qui travaille », constate Flora Fernandez, coordonnatrice de la maison d’hébergement Assistance aux femmes, qui compte des décennies d’expérience avec les victimes de violence conjugale. « Des groupes communautaires ont même déjà dit à des femmes que, si elles quittaient leur conjoint pour aller en maison d’hébergement, il y aurait nécessairement un rapport à la police et cinq ans de dossier criminel. On leur dit : “C’est comme ça que tu vas remercier ton conjoint qui t’a emmenée ici ?” Mais c’est un paquet de mensonges ! »

 Augmentation constante

 Il serait urgent de se pencher sur le cas des femmes immigrantes qui vivent de la violence conjugale, car celles-ci sont en augmentation, ont constaté la Fédération des maisons d’hébergement du Québec (FMHQ) et le Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale.

 Les immigrantes constituaient 13 % de la clientèle de ces maisons en 2006-2007 et sont près de 22 % dix ans plus tard, selon les données de la FMHQ.

 À Montréal, 40 % de la clientèle de ces maisons est immigrante (atteignant 100 % dans certaines résidences) et la proportion tend à augmenter également en région. D’où l’importance d’une réelle coordination des services.

 « Si on augmente le flux migratoire en région, il faut tenir compte des impacts sociaux. Et il ne s’agit pas juste de l’intégration à l’emploi », souligne Marie-Hélène Senay, coordonnatrice communication et analyse à la FMHQ. Elle déplore que les antennes régionales du ministère de l’Immigration aient été coupées. La FMHQ insiste sur l’importance, dans un cas de violence conjugale, de protéger l’immigrante et ensuite de régulariser son statut. « Il y a un protocole à instaurer », ajoute Mme Senay.

 Un protocole qui implique, dès le tout début du processus, les agents douaniers qui reçoivent par exemple les demandes d’asile. « Il faudrait que les femmes puissent s’exprimer sans que ça passe par leur mari. Peut-on juste séparer madame et monsieur pendant 15 minutes pour au moins expliquer à madame ses droits et lui donner des informations ? »

 La directrice de la FMHQ, Manon Monastesse, explique pour sa part que certaines femmes, sachant qu’elles ont plus de droits au Canada, vont vouloir se déclarer victimes de violence dès leur arrivée à l’aéroport. Une maison d’hébergement située non loin de là s’occupe d’ailleurs de ces cas particuliers. « Peut-on au moins les écouter ? »

 Des maisons de réconfort

 Que ce soit dès le départ ou après quelques années, des immigrantes finissent par briser le silence. « Quand j’ai commencé dans le milieu, il y a 35 ans, beaucoup de femmes, francophones ou anglophones, subissaient des violences physiques, surtout venant d’hommes alcooliques, se rappelle Flora Fernandez. Aujourd’hui, il y en a encore, mais c’est plus de la violence psychologique ou post-séparation. »

 Et, loin des clichés, les immigrantes qui vont chercher de l’aide auprès des maisons d’hébergement ne sont pas nécessairement l’archétype de la femme soumise à l’homme parce qu’issue d’une société machiste et conservatrice, contrôlée par la religion. « En général, elles ont un bon niveau d’éducation », soutient Flora Fernandez.

 Quand ce ne sont pas les enseignants en francisation qui appellent pour signaler une femme en détresse, ce sont les professeurs des enfants lorsque ceux-ci font leur entrée à l’école. Laurie a eu de l’aide de sa famille, qui, à distance, l’a aidée à trouver de l’information sur Internet. « Quand une femme peut accéder à un cours ou à une formation, ça brise l’isolement », dit Fanny Martel, intervenante à Assistance aux femmes.

 Mais parfois, impossible d’échapper au contrôle des agresseurs. « Il n’est pas rare que monsieur garde les documents. La carte d’assurance sociale, d’assurance maladie, le passeport. Parfois, les femmes ne savent même pas où elles sont rendues dans leur démarche d’immigration. Et souvent, on découvre que la demande de parrainage n’a même pas été complétée par monsieur », souligne Nicole Richer, coordonnatrice depuis près de 30 ans à la maison Secours aux femmes. « Ça prend un temps fou pour retrouver tous ces papiers-là. »

 C’est à cette tâche — et bien d’autres — que s’attellent les intervenantes des maisons d’hébergement. Dans ces endroits anonymes dont l’adresse est confidentielle, les femmes reçoivent protection et réconfort, en plus de l’aide pour régulariser leur statut, témoigner en cour, recevoir l’allocation à laquelle elles peuvent avoir droit.

 Et encore faut-il que la maison d’hébergement ait accès à des interprètes pour offrir ses services dans la langue voulue. (Voir le texte « Comment « interpréter » la violence conjugale? ».)

 La plupart des séjours sont de trois à quatre mois, soit le temps qu’il faut pour récupérer les documents et les informations et mettre de l’ordre dans la situation de l’immigrante.

 Lorsqu’on parvient à redonner à une femme un statut quelconque, que ce soit un visa de travail, un statut de réfugiée ou une résidence pour motif humanitaire, par exemple, elle est admissible à l’aide sociale, à l’allocation familiale et à une panoplie de services.

 Mais pour celles qui sont carrément sans statut, les difficultés sont énormes. « Les sans-papiers n’ont généralement pas le droit à l’aide juridique, à l’aide sociale, les enfants ne peuvent pas aller à l’école », explique Nicole Richer.

 Un sourire d’espoir

 Ce fut le cas de Laurie, qui a bénéficié des bonnes grâces de la maison Secours aux femmes pendant 18 mois. « Je n’avais qu’un visa de touriste, donc pas de possibilité de revenus, ni d’accès aux HLM ou aux appartements de seconde étape [une sorte de logement de transition sous supervision]. »

 Dans la chambrette qui les a accueillis, elle et son fils, la jeune maman a commencé à faire ses bagages. Il y a quelques semaines, un juge a semblé sensible à sa cause après l’avoir entendue. « J’ai eu la garde complète de mon fils », dit-elle dans un sourire où point l’espoir.

 « Mais je ne me réjouirai pas tant que je ne verrai pas [le jugement] écrit », souffle-t-elle. Depuis le procès, tous ses jours sont meublés par l’attente de l’ordonnance finale du juge, qui, sait-on jamais, arrivera peut-être avant l’hiver.

* Certains noms et détails de l’histoire ont été changés pour préserver la confidentialité des personnes concernées.

Article paru dans Le Devoir

crédits photo: Istock