Changer la honte de côté

francine_pelletier

 Les révélations concernant le comportement sexuel de Donald Trump, tout comme les événements récents entourant les agressions sexuelles à l’Université Laval, démontrent que ce que nous appelons d’ancienne mémoire « viol », le terme date de 1647, a énormément changé.

 Déjà, en 1975, l’Américaine Susan Brownmiller venait démanteler la notion du Petit Chaperon rouge et du gros méchant loup. Avant la publication de son livre phare (Against our Will : Men, Women and Rape), on concevait le viol comme essentiellement un crime d’honneur, l’acte d’un dépravé qui s’en prenait à une pauvre innocente, les déshonorant, elle et sa famille, à tout jamais. Brownmiller démontra que les agresseurs n’étaient ni particulièrement détraqués ni, surtout, inconnus de leurs victimes. Qu’il ne s’agissait pas non plus d’une passion sexuelle déréglée, mais bien d’un acte de domination d’un homme envers une femme. Adieu malades mentaux cachés dans les buissons, bonjour ex en colère, étudiants saouls et collègues de bureau. Aujourd’hui, « 90 % des agresseurs sont connus de leurs victimes », dit la directrice des centres de lutte contre les agressions sexuelles, Nathalie Duhamel.

 Au Canada comme aux États-Unis, les lois ont changéà la suite de cette révélation-choc. Dans les années 1980, le mot « viol » a été remplacé par le terme « agression sexuelle » pour souligner justement son caractère plus anodin, moins « exceptionnel », pour encourager davantage de femmes aussi à s’y retrouver et, idéalement, à porter plainte. Évidemment, ce n’est pas parce que les lois changent que les mentalités suivent. Les plaintes aux autorités policières sont encore au ras des pâquerettes, et il y a toujours quelqu’un pour dire (Alice Paquet est là pour nous le rappeler) que la victime l’a bien cherché. La notion du méchant loup et de l’innocente jeune femme comme condition nécessaire au viol, en d’autres mots, est tenace.

 Mais, à la lumière des allégations d’agression sexuelle qui hantent aujourd’hui les campus tout comme l’élection américaine, on voit que la notion de violence sexuelle a encore évolué. D’abord, les accusations d’inconduite sexuelle qui pèsent aujourd’hui contre le candidat républicain ont participé à abaisser la barre encore davantage. « Le fait de peloter ou d’embrasser une femme sans sa permission n’aurait pas été reconnu comme une agression sexuelle il y a seulement cinq ans », dit Alexandra Brodsky, militante contre l’agression sexuelle sur les campus américains.

 Ce n’est qu’aujourd’hui donc que les comportements de « mononcles » — les attouchements, les mains baladeuses, les farces plates — sont considérés comme faisant violence à une femme. La génération des Alice Paquet, des Ariane Litalien et des Mélanie Lemay a clairement la mèche plus courte que la mienne, et c’est tant mieux. Ce sont leurs vigiles, leurs banderoles, leurs « non veut dire non » qui ont permis aux femmes plus vieilles, dont les victimes de Donald Trump, de se plaindre de ce que, par le passé, on avalait de travers. Il faut les en remercier.

 Mais ce qu’on voit également, c’est comment la libération sexuelle, celle qui, depuis les années 1970, n’a cessé de faire sa petite bonne femme de chemin, brouille encore davantage les cartes. Aujourd’hui, l’agression sexuelle se passe souvent, non seulement entre deux personnes qui se connaissent, mais entre deux personnes qui, toutes deux, cherchent l’aventure sexuelle. Aujourd’hui, les femmes ne sont pas traînées par les cheveux jusqu’à la chambre d’hôtel ; elles y vont de leur propre gré. Sauf que, quelque part entre l’acquiescement initial et la visite à l’hôpital le lendemain, quelque chose dérape sérieusement. Le fait d’avoir consenti initialement n’excuse pas, bien sûr, l’agression subséquente. Disons et redisons-le. D’ailleurs, la loi qui encadre l’agression sexuelle aujourd’hui précise que personne ne « peut consentir à ce qu’on lui fasse mal ».

 Cela dit, le contexte où se passe l’agression sexuelle n’a fait que s’embrouiller avec le temps — ce qui explique le peu d’empressement des victimes à porter plainte. La sexualité a toujours été par définition une zone grise, mais elle l’est bien davantage aujourd’hui. Si la honte est pour vraiment « changer de côté », et si les femmes sont pour enfin porter plainte, il faut de toute urgence mettre l’accent sur la violence, bien davantage que sur le consentement, une notion un peu clinique, en noir et blanc, alors qu’on nage ici dans le gris foncé.

 Pourquoi autant d’hommes utilisent-ils le prétexte de la sexualité pour humilier, brutaliser et blesser des femmes ? La voilà, la vraie question.

Paru sur le Devoir