Justice à l’ère du #moiaussi

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APRÈS L’OURAGAN

Les 9 et 10 mai derniers étaient réunies à l’Université de Sherbrooke (campus de Longueuil) des organisations luttant contre les violences sexuelles et conjugales venues témoigner au colloque Justice à l’ère du #moiaussi. Cette réunion d’expertes, chercheuses, praticiennes et survivantes a été mise sur pied par Québec contre les violences sexuelles et L’R des centres de femmes du Québec. 

L’événement a été ponctué des discours et engagements des quatre députées membres du comité interpartisan sur le traitement des agressions sexuelles et l’accès à la justice, à commencer par la ministre de la Justice, Sonia LeBel, qui a ouvert le colloque. Véronique Hivon, Hélène David et Christine Labrie sont aussi venues, et ont pris des notes, discuté avec les participantes.

SURVIVRE, MAIS ENSUITE ?

Le colloque a donné la parole aux survivantes d’agressions sexuelles après chaque panel d’expertes, ce qui a donné lieu à des moments bouleversants, comme chaque fois que ces récits sont révélés. Certaines de ces histoires d’agressions remontaient à de lointaines années, d’autres venaient d’avoir lieu. Le mouvement #moiaussi a beau avoir libéré la parole, nous n’en sommes qu’aux balbutiements d’un début de changement. Le plus frappant a été de constater, encore une fois, la désolation du champ de bataille, les désordres personnel, affectif ou familial, comme une scène de crime qui ne dit pas son nom.

PAS DES MONSTRES

Ces femmes victimes ont parlé de leur agresseur comme étant monsieur Tout-le-Monde, ce que décrit la juriste Suzanne Zaccour, aussi invitée au colloque, dans un essai coup-de-poing, La fabrique du viol (Leméac). Généralement, les violences sexuelles ne sont pas commises par un inconnu dans une ruelle, mais plus souvent par les proches des milieux familial, professionnel, étudiant : l’entourage, quoi.

Ces hommes ne sont pas des monstres, mais des personnes qui croient que ce qu’elles font est « permis », toléré, pas grave.

Comme l’ont aussi martelé des militantes à ce colloque, ça fait 40 ans que les féministes le disent.

LE RÔLE DE LA JUDICIARISATION

C’est pour cela que ces professionnelles, parmi lesquelles Louise Riendeau et Liliane Côté, spécialistes des violences conjugales et sexuelles depuis plus de 30 ans, ont précisé à quel point il était important de judiciariser les cas. La réhabilitation et la thérapie, oui, mais il doit y avoir une sanction. C’est l’outil dont la société peut se servir pour dissuader les agresseurs potentiels d’agir.

Il est ressorti aussi de cet exercice l’idée d’offrir aux victimes une sorte de « brigade » dès qu’une agression est rapportée : formée de différentes spécialistes des champs psychosocial, juridique, médical et policier, cette équipe pourrait accueillir la victime et l’accompagner tout au long du processus. Autre idée, celle de former des professionnels en agressions sexuelles : des crimes qui, selon plusieurs spécialistes et survivantes, ne peuvent être considérés comme relevant strictement de la catégorie des voies de fait. Une agression sexuelle comporte certes cet aspect, mais repose sur une inégalité de genre fondatrice de cette agression.

LA PREUVE EN QUESTION

Tous les témoignages (et depuis toujours) démontrent la difficulté pour les victimes de monter une preuve, ce qui leur apparaît comme une double injustice. Comme l’ont expliqué des expertes, les traumatismes et symptômes de stress post-traumatique, tout comme la dépendance économique ou affective – et tout cela est documenté –, sont incompatibles avec la conception juridique actuelle de la « preuve ». Patricia Tulasne, porte-parole des Courageuses et présente au colloque, a illustré à quel point cette conception du droit a été écrite par une institution qui laisse un angle mort : celui des violences sexuelles commises par les hommes sur les femmes (les chiffres des différents organismes varient, mais plus de 80 % des victimes sont des femmes et 94 % des agresseurs sont des hommes). Comment monter une preuve irréfutable, alors que tant d’impunité règne ? C’est un combat perdu d’avance.

ENCORE TROP D’IGNORANCE

Même si les choses se sont améliorées, les institutions compliquent la vie aux femmes : de la police au droit en passant par la médecine, les victimes peinent à imposer une crédibilité. C’est bien pour cela que #moiaussi a autant retenti.

Or la vague est passée. Qu’a-t-elle laissé derrière elle ? Encore beaucoup d’ignorance.

La chercheuse et journaliste Rose St-Pierre (boursière du Programme de stage parlementaire canadien) est venue transmettre les résultats d’une étude réalisée en 2018 sur la colline parlementaire à Ottawa, après #moiaussi*. Elle rapporte que sur les 200 personnes interviewées (députés, personnel de soutien, stagiaires, bénévoles), 46 % disaient de pas savoir comment porter plainte. Et surtout ce chiffre : 90 % des répondants jugent que c’est par les médias qu’une dénonciation peut faire une différence dans les comportements et mentalités en matière de harcèlement sexuel : les médias, donc, plutôt que des plaintes officielles.

Il faudra donc continuer à mobiliser la société civile et les institutions, car les vagues passent, mais la violence demeure. Il faut aussi financer les ressources et spécialistes qui tiennent un système à bout de bras. Ce n’est pas normal que dans notre société riche d’argent et de savoirs, on continue à considérer les services aux victimes de violences sexuelles et conjugales comme un luxe.

* La peur des ascenseurs, ou comment aborde-t-on la question du harcèlement sexuel au Parlement canadien sera présentée en juin prochain au Congrès national de sciences humaines, à Vancouver.

Source : La Presse +