Attention, la réponse pourrait vous choquer, nous avertit d’emblée le calculateur en ligne qui vient d’être lancé à la veille du 1er mai pour rendre un peu plus visibles toutes ces heures invisibles que les femmes, dans une proportion presque deux fois plus grande que les hommes, consacrent à du travail rarement reconnu à sa juste valeur.
C’est vrai que c’est choquant lorsqu’on y pense. Mais encore faut-il avoir le temps d’y penser, de se choquer et de revendiquer des changements… C’est bien là l’un des effets pervers du travail invisible, me dit Stéphanie Vallée, présidente de L’R des centres de femmes du Québec, à l’origine de cette campagne originale de sensibilisation sur le travail invisible.
« La charge de travail est telle que l’on se prive de l’implication sociale et politique de toute une partie de la population, soit les femmes qui ont de jeunes enfants ou des parents vieillissants. »
– Stéphanie Vallée
Dans le cadre de la Journée internationale des travailleurs et travailleuses, le 1er mai, le regroupement de 87 centres de femmes invite les Québécoises à faire une grève (symbolique) du travail invisible. On les invite aussi à partager dans les réseaux sociaux les tâches qu’elles entendent abandonner avec le mot-clic #CestAussiDuTravail, version moderne de la célèbre boutade d’Yvon Deschamps « Môman travaille pas, a trop d’ouvrage ! »
Le but n’est pas forcément de réclamer un salaire pour ce travail non reconnu, mais avant tout de provoquer une saine prise de conscience devant la double charge de travail imposée aux femmes, son impact sur leur santé physique et mentale et les inégalités que cela perpétue, souligne Stéphanie Vallée. « Encore aujourd’hui, les femmes elles-mêmes sont tellement étourdies par l’ampleur de la tâche qu’elles ne réalisent pas tout ça et tiennent pour acquis que la sphère privée est leur responsabilité. C’est insidieux. On le voit même dans le langage qu’elles emploient lorsqu’elles disent par exemple : « Mon chum, il est fin, il m’aide à la maison »… »
Même si le Québec a une longueur d’avance sur bien d’autres sociétés en matière d’égalité hommes-femmes, grâce notamment à la mise sur pied de politiques progressistes en matière de congés parentaux et de services éducatifs à l’enfance, politiser le travail invisible reste un projet féministe inachevé, observaient Camille Robert et Louise Toupin dans un ouvrage collectif publié l’automne dernier (Travail invisible, Remue-ménage, 2018). Le travail invisible dont il est question ici désigne du travail qui a une valeur inestimable pour la société, mais qui n’est pourtant pas reconnu et comptabilisé dans la création de la richesse d’un pays. Tâches ménagères, bénévolat, soins aux enfants et aux proches malades, sans compter la charge mentale qui découle de tout ce travail…
En 1995, le Programme des Nations unies pour le développement avait publié des chiffres renversants à ce sujet, qui sont malheureusement toujours d’actualité. Alors que les femmes assument plus de la moitié de la charge totale de travail sur la planète, la plus grande partie de leur travail – les deux tiers – reste non rémunérée, non reconnue et sous-évaluée. Chez les hommes, c’est l’inverse : les trois quarts de leur charge de travail sont rémunérés.
On pourrait dire : c’est leur choix ! Si elles acceptent de travailler gratuitement, c’est qu’elles le veulent bien, qu’elles aiment ça et que c’est tout naturel pour elles d’être des proches aidantes.
La société s’attend à ce qu’elles soient là, prêtes à se sacrifier au combat en l’absence de services publics suffisants et de partage égalitaire des tâches.
Dans les faits, c’est donc tout le contraire d’un choix. Pour les personnes proches aidantes – le plus souvent des femmes -, c’est une forme de « conscription », souligne la sociologue Irène Demczuk dans Travail invisible. « Être proche aidante ne résulte pas d’un choix volontaire, car pour parler de choix, il faudrait des options », écrit cette féministe engagée qui a elle-même été proche aidante et qui était, en 2017, coordonnatrice générale du Regroupement des aidants naturels du Québec.
Il y a là quelque chose d’anachronique, remarque Irène Demczuk. « Pour les féministes de ma génération qui ont lutté pour un réseau universel et gratuit de garderies, il est aberrant de constater que l’organisation des services de santé est fondée sur la prémisse selon laquelle une personne sera à la maison pour « prendre soin ». Comme si l’on n’avait pas encore pris note du fait qu’une majorité de femmes occupent un emploi et que l’idée même de disponibilité ne fait plus partie de notre quotidien. »
Bref, on aura compris que le travail invisible des femmes, loin d’être un choix, s’inscrit très souvent dans un contexte social inégalitaire où tout ce qui est féminin est souvent dévalorisé. Ce n’est pas juste un hasard si la plupart des stages obligatoires dans les secteurs traditionnellement féminins (enseignement, travail social…) sont non rémunérés, alors que les stages dans les milieux à prédominance masculine le sont.
En matière de partage des tâches ménagères et de conciliation travail-famille, 50 ans de féminisme n’ont pas suffi encore à changer le fait que c’est le plus souvent sur les épaules des mères que tout repose. Ce sont elles qui se retrouvent avec la fameuse charge mentale, « la partie la plus invisible du travail invisible* », si justement décrite dans la célèbre BD de la dessinatrice Emma Fallait demander.
Les plus récentes données de Statistique Canada indiquent que les femmes passent une heure de plus par jour que les hommes – près de trois heures – à s’occuper des repas, du ménage ou du lavage. Si elles déclarent en faire un peu moins qu’avant alors que les hommes déclarent en faire un peu plus, ces données sont à prendre avec un grain de sel, car il s’agit d’autoévaluation… Or, les femmes ont tendance à sous-évaluer leur contribution au travail domestique parce qu’elles se comparent à une mère qui les accueillait à la sortie de l’école avec des biscuits chauds et lavait toujours plus blanc que blanc. Alors que les hommes, en se comparant à un père qui n’a jamais changé une couche, tendent au contraire à surestimer le temps qu’ils consacrent à ces tâches.
Bref, on est encore loin de l’égalité. Sur ce, vous m’excuserez. J’ai un peu de travail invisible à faire.
*L’expression est d’Annabelle Seery, doctorante en sociologie à l’Université de Montréal, qui signe aussi un texte dans le recueil Travail invisible (Remue-ménage, 2018).
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Source : La Presse, chronique de Rima Elkouri
Photo : Olivier Pontbriand